lundi 15 décembre 2014

Séance du 10 novembre 1883 - Discussion des interpellations sur la politique du Gouvernement au Tonkin et dans l'extreme Orient



M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion des interpellations de M. Granet, d'une part, de MM. Delafosse, le comte Murât, Prax-Paris et plusieurs de leurs collègues, d'autre part, sur la politique du Gouvernement au Tonkin et dans l'extrême Orient.

La parole est à M. Granet.
M. Granet. Messieurs, il y a quelques jours a peine, l'honorable M. Paul de Cassagnac, s'expliquant à cette tribune sur le caractère de l'interpellation présentée par ses collègues de la droite en concurrence avec la nôtre, déclarait que ses amis et lui étaient résolus à écarter de cette discussion toute préoccupation de parti. La Chambre voudra bien me permettre d'apporter, au nom de mes amis, avec une sincérité égale, la même déclaration. Nous tromperions l'attente de l'opinion publique si nous tentions de rabaisser ce débat aux proportions d'une querelle ou d'une polémique. (Très bien! à gauche.) Certes, des divergences profondes et fréquentes nous séparent du Gouvernement dans la direction de la politique intérieure ; mais lorsque la dignité nationale, lorsque les intérêts du pays sont en jeu, nous croirions manquer à notre devoir si nous ne considérions dans les ministres assis sur ces bancs des Français, des républicains comme nous, auxquels les événements ont remis le dépôt, toujours difficile quelquefois dangereux à porter de la fortune de la France et de l'honneur de la République. (Très bien! très bien! à gauche.)
Ce n'est donc pas, messieurs, dans un sentiment d'hostilité; c'est moins encore dans une pensée d'agression que nous avons interpellé le Gouvernement. A la veille d'une expédition lointaine, il nous a semblé qu'il était nécessaire de lui demander des explications sur la politique qu'il se propose de suivre, d'interroger sur les limites des sacrifices imposés au pays et sur le terme assigné a son effort L'opinion publique nous taxerait, a juste titre d'imprévoyance si nous nous séparions pour une longue période sans avoir fait la lumière sur ces questions encore obscures.
Ces éclaircissements, messieurs, la dignité ede la Chambre lui commande de les demander ; le devoir du Gouvernement lui ordonne de les fournir ; son intérêt même l'y invite, s'il veut et s'il sait, à la faveur d'un débat public, réparer certaines erreurs, se préserver lui-même contre certains entraînements, et aussi décourager certaines espérances que beaucoup d'entre nous considèrent comme chimériques.
Pour ma part, j'entre dans ce débat avec une liberté d'autant plus complète que le Gouvernement, je n'hésite pas à le reconnaître, n'est pas directement engagé dans des événements qui sont le résultat des incertitudes et des variations de notre politique. Il a hérité de faits accomplis, de fautes commises, et il ne serait pas juste, — ce n'est pas d'ailleurs dans notre pensée, — de le tenir pour responsable d'un état de choses auquel il n'a pas été directement mêlé. Aussi bien, l'heure n'est pas venue de dégager les responsabilités encourues ; la vérité aura certainement son jour. La France a le droit de se demander qui doit être responsable du sang versé, mais le moment serait mal choisi pour entreprendre cette enquête ; les informations, le temps, le sangfroid nous feraient peut-être également défaut. La France est aujourd'hui engagée, le pays se demande dans quelle mesure et jusqu'où il devra porter son drapeau ; il se demande et il a le droit de savoir dans quelle limite le souci de l'honneur national, le droit de ses intérêts le lui commanderont.
Telles sont les questions très brèves, très simples que je me propose d'adresser au Gouvernement. Je n'entreprendrai donc pas de reproduire en ce moment le récit de notre établissement au Tonkin ; cet historique a été présenté plusieurs fois à cette tribune, et en particulier par mon honorable ami M. Georges Perin, avec une sûreté d'informations, avec une sagacité prévoyante à laquelle les événements ont déjà donné raison. Je me renferme dans le présent; je demande à interroger l'avenir.
Eh bien, messieurs, qu'allons-nous faire au Tonkin ? Quel est le but véritable de l'expédition? quel est le terme marqué par le Gouvernement à cette entreprise? quelles garanties a-t il prises lui-même? Quelles assurances peut-il nous offrir qu'il ne sera pas entraîné au delà de sa propre volonté, des nécessités reconnues, des sacrifices prévus et acceptés par la nation ?
Je ne sais quelle réponse nous sera faite par le Gouvernement, mais je le lui déclare avec une entière franchise : vainement il nous répondrait que ses projets sont connus, que ses intentions sont manifestes, qu'il n'a d'autre préoccupation que d'appliquer le vote récent par lequel la Chambre lui a ouvert les crédits nécessaires pour fortifier notre établissement au ToDkin. Ce serait, à notre sens, une réponse qui, loin de nous rassurer, nous indiquerait une irrésolution regrettable, si elle n'était pas l'indice de projets qu'on désespérerait de pouvoir soumettre utilement à la ratification des représentants da pays, l'expérience lui a déjà donné un cruel démenti.
Ne s'est il donc rien passé, en effet, depuis le vote des crédits? Faut-il compter comme des événements de médiocre importance la retraite aujourd'hui connue de notre représentant à Hué, l'exil des consuls annamites, chassés de notre colonie par le gouverneur de la Cochinchine, le massacre du commandant Rivière de ses compagnons ?
Messieurs, l'heure des illusions est passée ; le silence aussi bien que les demi-aveux seraient désormais indignes de tous et ne tromperaient personne.
Il y a quelques semaines lorsque le Gouvernement nous présentait la demande de crédit que nous avons votée, nous étions du moins, en apparence, dans des relations de paix et d'amitié avec l'empire d'Annam ; amitié trompeuse, paix apparente, inquiète, troublée, je le reconnais, par les incessantes perfidies, par les trahisons répétées d'un peuple faiblement attaché au respect de la foi promise et d'autant plus enclin à se dérober aux contrats les plus solennels, que nous lui avions donné nous-mêmes le droit de mettre en doute notre résolution d'en maintenir étroitement les stipulations.
Sans prétendre, comme l'a déclaré un ancien ministre de la marine, dans un écrit connu, que nous étions en état de paix complète avec l'empire d'Annam, il est permis d'affirmer que le traité de 1874 n'avait pas reçu encore une de ces atteintes profondes ou violentes qui obligent un allié à rappeler aux respect des obligations communes son allié infidèle. Eh bien, messieurs, la situation est elle la même aujourd'hui ? On nous parlait alors de négociations à ouvrir avec la cour de Hué ; on nous demandait les ressources nécessaires à l'envoi d'un plénipotentiaire, accompagné, il est vrai, de cet appareil militaire dont il n'est jamais indifférent d'entourer les négociateurs lorsqu'on traite avec les populations asiatiques.
Que reste-t-il aujourd'hui du traité de 1874?
Les coups de fusil tirés sous les murs d'Hanoi en ont dispersé les derniers lambeaux; à cette paix que je définissais tout à l'heure a succédé un état de guerre ouverte ; nous sommes en pleines hostilités, à la veille d'une expédition, et vous ne sauriez, par conséquent, admettre comme la ratification anticipée de la conduite du Gouvernement un vote qui, dans les conditions où il a été exprimé, ne s'appliquait pas à des événements que vous ne pouviez prévoir.
S'il est vrai que ces événements nous ont rendu une liberté complète, je demande au Gouvernement quel usage il prétend en faire.
S'il se préoccupe d'obtenir les réparations légitimes que réclame l'honneur national,nous sommes d'accord avec lui ; nous ne lui marchanderons ni les crédits ni les sacrifices ; nous ne réclamerons de lui qu'une chose: c'est de ne pas dissimuler la vérité, de demander ces sacrifices dans toute leur étendue. Dans ces conditions, je suis convaincu que, quelles que soient nos divergences de vues, quelles que puissent être nos divisions, il s'établira dans cette assemblée une trève de patriotisme pour accorder au Gouvernement les ressources qu'il jugera nécessaires à l'honneur du pays. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.) Mais si le Gouvernement, excédant ces limites d'une action légitime, se dispose à entreprendre l'occupation et la conquête du Tonkin et de l'Annam, je regrette de le dire, nous serons obligés de nous séparer de lui ; nous ne pourrons le suivre dans une voie que nous considérons comme dangereuse pour les intérêts essentiels de ce pays.
Messieurs, si je ne me trompe, nous avons pu, les uns et les autres, recueillir déjà quelques indices, quelques symptômes qui nous permettent de craindre que le Gouvernement s'expose à dépasser le but qui nous est indiqué.
J'en recueille tout d'abord la preuve dans les déclarations du représentant du Gouvernement lui-même, du commissaire général qu'il a placé à la tête des opérations engagées au Tonkin. Je ne veux pas rappeler ici le langage tenu dans les circonstances les plus solennelles dans des assemblées publiques par l'honorable M, Harmand, commissaire général civil. Mais le Gouvernement, qui connaît ces déclarations, qui sait que M. Harmand a professé que la conquête et l'annexion de l'Annam et du Tonkin sont la conséquence naturelle de 1'expédition, le Gouvernement a dû lui-même se demander s'il n'y avait pas dans le système préconisé par son représentant quelques raisons de redouter qu'il ne dépassera pas le terme fixé à ses efforts.
J'en trouve une seconde preuve dans un document qui a son importance.
Au lendemain même du vote des crédits, le Gouvernement a rendu un décret significatif.
Ce décret institue l'organisation administrative du Tonkin, la répartit en un certain nombre de provinces ; il crée des administrateurs, délimite leurs attributions, fixe leur traitement, règle, en un mot, dans les détails les plus précis et les plus complets, l'administration du pays.
Eh bien, messieurs, je me demande, et la Chambre se demandera si ce n'est pas là, en quelque façon, l'escompte de la conquête, et bien lorsqu'on prétend aller au Tonkin dans le seul but de rétablir notre prestige et de redresser les griefs nationaux, il n'est pas tout au moins prématuré de créer de toutes pièces une organisation administrative, d'installer des fonctionnaires; en un mot, je le répète, de devancer les résultats de l'occupation qu'on se propose d'accomplir.
Enfin, je relève un autre indice de cette préoccupation. Depuis quelques jours, la Chambre est saisie d'un projet d'organisation d'une armée coloniale. Un grand nombre de nos collègues, — et je partage leur sentiment, — n'ont pas été médiocrement surpris de trouver dans ce projet, au nombre des ressources de l'armée coloniale, un régiment tonkinois à côté d'un régiment de tirailleurs sénégalais et d'un régiment de tirailleurs annamites.

M. le baron Reille. C'est le projet du Gouvernement.

M. Granet. C'est en effet le projet du Gouvernement. Je me demande s'il n'y a pas la encore un symptôme caractéristique qu'il importe de retenir; et si, alors qu'on se présente devant la Chambre comme n'ayant d'autre pensée que d'aller obtenir au Tonkin les réparations nécessaires, — et nous sommes prêts à en accorder les moyens. — on ne poursuit pas un but différent que l'on cherche à dissimuler à la Chambre. J'ignore quelles explications le Gouvernement nous fournira sur ce point, mais je crains que, quelles que soient ses intentions, et, pour ma part, je n'ai aucune raison de révoquer en doute leur sincérité, il ne soit entraîné au delà de ce qu'il aura voulu, au delà de ce qu'il aura prévu.
Je redoute pour lui une double cause d'entraînement contre laquelle mes amis et nous voudrions le préserver. Il s'est fait autour de cette affaire du Tonkin une agitation plus ou moins sérieuse, plus ou moins factice dans le monde des intérêts. Je ne fais pas au Gouvernement l'injure de penser qu'il a pu être troublé, conduit par ces préoccupations.
Mais, à côté de cette cause d'entraînement, il en est une autre dont il est plus difficile encore de se défendre. Tous ceux qui ont suivi avec quelque attention les affaires du Tonkin savent qu'il existe dans la marine un parti, un groupe, une opinion très passionné pour la conquête immédiate, pour l'occupation complète de l'empire d' Annam et de ses dépendances. 1'empire Je ne critique pas cette tendance ; je l'explique, au contraire, par les sentiments les plus honorables, les plus conformes au patriotisme.
Lorsque vous placez dans un pays ennemi une force militaire en contact avec des adversaires déclarés ou dissimulés, vous créez une source de périls et de conflits. C'est précisèment ce qui s'est produit à l'occasion des événements d'Hanoi.
J'ai entendu, j'ai lu dans les journaux le procès fait à la mémoire du commandant Rivière.
On accusait cet officier d'imprudence, alors qu'il n'y avait peut-etre qu'une chose à faire ; rendre hommage à l'héroïsme de cet homme vaillant qui a si noblement défendu l'honneur et le drapeau de la France. (Très bien ! très bien ! et applaudissements.)


M. Clémenceau. On a adressé le même reproche à Francis Garnier.

M. Granet. Représentez vous une poignée d'hommes sur un territoire ennemi, soumis à toutes les chances de combat, exposés à toutes les alertes, perpétuellement en éveil, prompts au soupçon, et demandez-vous si, à un moment donné, par la force même des choses, par l'effet des sentiments les plus honorables, sous la pression du devoir, de l'honneur, de l'instinct de la conservation, de la crainte du danger peut-être exagérée, ces hommes, placés dans cette situation, ne chercheront pas à sortir du cercle dans lequel ils sont emprisonnés, à franchir les limites où ils sont enfermés et à se laisser entrainer à une action peut-être plus étendue que le Gouvernement ne l'avait prévu.

M. Georges Perin. Le commandant Rivière avait l'ordre de faire la sortie, et on est mal venu à le lui reprocher. Le ministre l'a déclaré à la tribune, et vous n'avez qu'à relire la discussion dans le Journal officiel, vous y retrouverez ces mots : « J'ai donné l'ordre de sortir.

M. le président. Messieurs, laissez parler.

M. Granet. Je dis, messieurs, que ce sont là des sentiments absolument honorables, conformes à la vaillance de l'armée française ; mais ces sentiments eux mêmes, il importe de les maintenir dans leur cercle naturel, de bien les limiter par des instructions exactes et de donner des ordres tels qu'ils ne puissent être transgressés. Si donc le Gouvernement veut la conquête, qu'il le manifeste, sans réticences. C'est une entreprise qui peut avoir sa logique, sa grandeur ; mais nous lui demandons instamment de le déclarer devant les Chambres, a un qu'il ne subsiste aucun doute. Nous demandons qu'on renonce à ce système, qui consiste à engager l'honneur et le drapeau de la France sur un malentendu, sur une équivoque, à présenter ensuite à la Chambre la ratification des faits accomplis, la plaçant ainsi dans cette alternative également douloureuse, ou de désavouer le Gouvernement, ou de donner un encouragement aux ennemis de la France. (Très bien ! très bien! sur divers bancs à gauche.) Voilà, messieurs, ce que nous réclamons du Gouvernement, au nom de la dignité parlementaire et de la sincérité du régime représentatif, car le contrôle est véritablement supprimé, le régime parlementaire n'existe plus, si l'on peut, sous la foi d'une équivoque et d'un malentendu, compromettre les intérêts du pays et lui demander ensuite d'approuver ou de désapprouver, au prix d'inconvénients qui ne sont moindres ni d'un côté ni de l'autre.
Quant à nous, messieurs, nous répudions la conquête, nous la repoussons non-seulement au nom des principes républicains, non seulement au nom de la doctrine démocratique ; mais, de plus, nous ne pensons pas qu'il existe des races particulières d'hommes qui soient, par une sorte de destin aveugle condamnées à subir l’oppression. (Mouvements divers. - Murmures au centre et à gauche - Très bien! très bien ! à l'extrême gauche.)

M. Paul de Cassagnac. Il y a la race conservatrice qui est dans cette situation en France. (Très bien ! et rires à droite.)

M. Granet. Nous avons assez de confiance dans la cause de la civilisation et du droit pour attendre du temps seul ses progrès naturels et pour ne pas en demander la réalisation à la force brutale. La conquête ! nous la repoussons aussi au nom des traditions de la politique qui fut la vôtre, que vous avez suivie, dont vous ne vous êtes jamais écarts. Je ne veux pas produire ici de citations "à la tribune pour ne pas élargir le débat, mais il me serait possible, reprenant les unes après les autres toutes les discussions qui se sont élevées dans cette enceinte, de rappeler et l'opinion de M. Antonin Proust, et les déclarations du ministre de la marine, l'amiral Coué, et le langage non moins formel de l'amiral Jauréguiberry; tous s'accordaient sur ce point qu'il ne fallait pas songer à conquérir par la force l'empire d'Annam et le Tonkin, mais, qu'il convenait d'attendre du temps et des efforts naturels de nos colons le développement, pacifique et régulier de notre influence dans cette partie de l'extrême Orient. (Rumeurs sur plusieurs bancs.) La conquête, nous la repoussons surtout au nom des intérêts les plus chers de notre pays. Certes, messieurs, cette conquête serait aisée si l'on ne cherche que l'occasion de moissonner de faciles lauriers. (Murmures a gauche et au centre.) Mais c'est là précisément le danger de pareilles entreprises; les difficultés ne se révèlent qu'après la victoire. On s'empare, d'une citadelle sans défense, on met la main sur un pays qui ne résiste pas mais le lendemain on s'aperçoit que les embarras véritables commencent; il faut assumer la responsabilité d'assurer l'ordre et la sécurité.
Rappelez-vous, messieurs, l'histoire de l'occupation de la Cochinchine. Ce ne sont pas là des hypothèses que l'imagine pour les besoins de la discussion, c'est l'histoire, et une histoire assez récente pour que personne ne puisse en méconnaître ni en oublier les enseignements Rappelez-vous la série ininterrompue des insurrections que nous avons « réprimer de 1867 a 1869 ; rappelez-vous nos troupes décimées par les épidémies, occupées sans relâche à la poursuite d'un ennemi insaisissable, victoires sans combat, presque sans gloire, par l'insalubrité du climat et les maladies, de telle sorte qu'il est vrai de dire que la terre de Cochinchine était devenue un objet de malédiction pour les familles de nos enfants, pour le familles des soldats qu'on y envoyait. (murmures au centre et à gauche.) Les mêmes difficultés, nous les rencontrerons au Tonkin; car il ne faut pas se faire illusion, la difficulté de ces sortes de conquêtes, c'est qu'on les poursuit dans un pays où le gouvernement central est nul et où les villages organisés sous la forme du municipe gallo romain, sont en possession des droits civils et politiques les plus étendus. De tels peuples, incapables de repousser une invasion, peuvent susciter à l'occupation la résistance, la plus sérieuse. (Bruit)

M. Clémenceau. Attendez le silence!

M. le présldent. Messieurs. veuillez écouter l'orateur.

M. Granet. Il n'est pas permis de penser qu'une occupation limité, qu'une occupation restreinte présentera moins d’inconvénients et moins de péril. En prétendrait-on qu'il est possible u al- 'prétendrait. on qu'il est possible de citera la possession du delta; on serait obligé, par la force des choses, d'administrer le pays dont on se serait rendu aitre de poursuivre dans des régions dangereuses et insalubres les pirates, les brigands qui viendraient troubler notre possession, inquiéter notre armée.
L'occupation restreinte conduit fatalement à une prise de possession totale du pays.
Assurément, un tel effet ne serait pas au-dessus des ressources de la France. Mais il est permis de se demander si, dans la situation présente de l'Europe, dans l'état de nos ressources ; en présence des disposions connues de l'opinion publique, vous pourriez sans péril, tenter une entreprise de conquête étendue. Je ne le pense pas, pour ma, part. Je jette les yeux autour de moi. je constate qu'à l'heure présente la France est déjà, de plusieurs côtés, engagée dans de vastes entreprises. Nous sommes en Algérie, nous occupons la Tunisie. (Humeurs et interruptions à gauche et au centre.) Ce sont là des faits qui, cependant, ne sont susceptibles d’aucune contradiction. Nous sommes, dis-je, en Algérie, nous occupons la Tunisie au prix d'efforts qui ne Font compensés par aucun dédommagement. (Nouvelles rumeurs à gauche et au centre. — Très bien ! très bien ! à droite ) Nous sommes au Sénégal, nous voici à Madagascar. !
Est-il dans l'intérêt de notre pays d'éparpiller ainsi nos forces sur tous les points du globe sans méthode, sans plan organisé, à l'aventure? la prudence ne nous commanderait elle pas de nous replier sur nous même, de nous concentrer en vue d'évent1]alité qui peuvent se produire autour de nous ? (Mouvements divers.) „
Et pour quel avantage risquerions nous d« compromettre ainsi la sécurité du pays?
On a beaucoup parlé, dans ces derniers temps, de la politique coloniale ; nous sommes tous d'accord sur ce point, dans cette Chambre et au dehors. (Protestations sur plusieurs bancs.)

Un membre à droite. Voyez comme nous sommes d'accord.

M. Granet. Messieurs, vous rendez bien difficile la tâche de l'orateur.

M. le président. Messieurs, je vous en prie, veuillez faire silence.

M. Granet. Si quand je constate ici l'entente vraiment patriotique qui se manifeste dans tous les partis sur la nécessité d'une politique coloniale, je suis interrompu à ce point, quel accueil me serait donc réservé si j'énumérais les causes de nos divisions touchant la politique coloniale ?
Je le répète, nous sommes tous d'accord sur la nécessité de donner à la France une expansion coloniale aussi large que possible. (Bruit et interruptions.)

M. le président. Messieurs, veuillez faire silence; ce n'est pas de cette façon que la contradiction et la controverse peuvent se produire. Il y a des orateurs inscrits dans tous les sens qui répondront à M. Granet ; je vous demanderai de les écouter dans le même silence que celui que je sollicite pour lui-même en ce moment.

M. Granet. Ce besoin d'expansion reconnu par tous répond certainement à un des côtés les plus élevés de notre caractère national, à cet esprit d'aventure, à ce goût de l'inconnu, à cet attrait qui nous porte vers le péril. Il est donc impossible de méconnaître cette tendance essentiellement française, essentiellement patriotique. (Très bien ! très bien! sur quelques bancs.)
Mais il ne suffit pas de proclamer la nécessité d'une politique coloniale, il faut encore une méthode et un plan. Or, messieurs, nous ne croyons pas, quant à nous, que la politique coloniale puisse se développer et se fortifier par la conquête militaire. La conquête militaire et l'idée de colonisation sont à nos yeux incompatibles et exclusives ; la conquête soulève presque toujours des haines difficiles à éteindre, et si nous voulions chercher les causes des difficultés d'assimilation que nous rencontrons au milieu des populations où nous nous sommes établis nous les trouverions dans les souvenirs des répressions, souvent exagérées, que la nécessité imposait aux vainqueurs. ,
Nous pensons qu'il faut revenir aux véritables traditions de ce pays, aux traditions du quinzième et du dix-huitième siècle. (Exclamations sur plusieurs bancs. — Applaudissements à droite.)

M. Paul de Cassagnac. C'est l'ancien régime colonial.

M. Granet, Messieurs, les applaudissements de ce côté de la Chambre (la droite) ne me préoccupent pas et ne me troublent guère; lorsque j'invoque les traditions des quinzième et dix-huitième siècles, je n'invoque pas les traditions de la monarchie, je n'entends pas les rappeler, je parle des traditions de l'esprit français, qui s'est toujours trouvé semblable, qui s'est, survécut lui même, à travers toutes tes formes de gouvernement et sous les divers régimes que la fortune des temps nous a donnés.

M. Clémenceau. La tradition des monarchie, c'est d'abandonner les colonies.

M. de Guillontet. La monarchie a donné à la France des provinces et des colonies !

M. Granet. Ce ne sont ni les militaires ni les marins qui ont apporté à la France la plus belle part de son empire colonial sont les commerçants, les explorateurs.

M. Pieyre. Ce sont les missionnaires !

M. Granet. les hardis navigateurs, véritables pionniers de la civilisation.

M. Clémenceau. La monarchie les a abandonnés.

M. Granet. La monarchie n'a pas la droit d'invoquer ces traditions, de se réclamer de ces gloires, car nous ne pouvons oublier que c'est par la monarchie et. avec elle qu'a disparu notre empire colonial.

M. le comte de Golbert - Laplace. Et l'Algérie !

Un membre à gauche. La monarchie a vendu la Louisiane.

M. le président, Messieurs, il est impossible véritablement de poursuivre un débat dans ces conditions.

M. Granet. La véritable tradition de ce pays n'est pas la conquête : c'est la colonisation par l'effort libre, par la propagande pacifique, par l'initiative hardie, de nos compatriotes qui ont été porter à l'étranger les principes de notre civilisation dans les plis du drapeau français.Et ces traditions, messieurs, elles sont! d'accord avec les nécessités économiques du monde moderne. La liberté commerciale, proclamée dans ce siècle, a profondément modifié les conditions de la lutte pour la vie entre les peuples. On pouvait autrefois se créer par la force des armés un marché réservé, un débouché exclusif pour les produits de la métropole. Mais depuis que le principe de la liberté coloniale a été consacré, l'empire du monde n'appartient plus aux armes, il appartient à ceux qui sont les plus actifs, les plus entreprenants, les plus hardis, les plus nombreux. (Très bien ! très bien!)
Messieurs, sommes nous les plus actifs, les plus entreprenants, les plus nombreux? Avons nous, dès à présent, dans la région qu'on se propose d'occuper des intérêts dont la gravité, dont le nombre, nous autorisent à mettre la main sur le pays, à légitimer notre prise de possession? Je ne veux pas rappeler les statistiques produites dans les précédents débats, mais il est certain que nous n'avons actuellement ni dans le Tonkin ni dans l'Annam des établissements d'une importance telle que nous ayons intérêt à accomplir une œuvre de conquête, pour consacrer la possession de ces établissements.

M. Truelle. Lâchons tout ! (On rit).

M. Granet. De telle sorte qu'il est permis de se demander si nous n'allons pas d'une façon très désintéressée, très chevaleresque, mais un peu platonique, faire la police pour le compte d'autrui et offrir à d'autres que nos nationaux la protection de notre présence et de notre appui. Le véritable intérêt qu'on poursuit au Tonkin est connu. C'est l'ouverture d''une route vers la Chine: C'est là l'effort constant de la politique française- II est donc nécessaires s'assurer si cet avantage ne serait pas compromis à l'heure actuelle ; car de quoi nous servirait d'aller au Tonkin, de quelle utilité nous serait la possession du fleuve Rouge si cette route que tout le monde veut s'ouvrir à notre commerce ne doit aboutir qu'à une sorte de muraille infranchissable? Ici, je toucha à la question si délicate de nos rapports avec l'Empire chinois.
Je ne suis pas de ceux, messieurs, qui exagèrent le péril d'une intervention possible. La Chine dans les affaires du Tonkin. Je n'ignore pas que dans ces derniers temps la Chine a fait des efforts considérables pour répande la conviction de sa puissance militaire. M le ministre des affaires étrangères est en situation d'être exactement renseigné sur les origines, je pourrai presque dire, sur le prix de cette campagne. Quant a moi, je pense qu'il ne faut rien exagérer : la Chine n'a ni la volonté ni les moyens, de tenter contre nous, au Tonkin et dans l'Annam, une action directe. Le péril, a mes yeux, est d'autre nature : dans le cas où nous n'aurions pas établi une entente possible et honorable avec la Chine, le péril ne serait-il point, je ne dirai pas dans une agression ouverte, mais dans les facilités qu'elle offrirait à ces bandes de pillard, à ces grande compagnies, à ces aventuriers qui pullulent sur les frontières, indécises de la Chine et de l'Annam Ne pourrait-elle pas, appliquant a sa manière la loi sur les récidivistes, laisser pénétrer dans le Tonkin des irréguliers qui viendraient inquiéter nos possessions, nous contraindre à les refouler dans des régions que nous ne serions pas en état de les poursuivre utilement. Tel est à mon sens, le vérité danger de la situation ; le moment est donc venu pour le Gouvernement de couper court aux légendes qui se sont accréditées et d'indiquer l'état véritable de ses relations avec la Chine.
Quelles sont les garanties prises? Quelles sont les assurances qu'on peut nous donner que nous ne rencontrerons pas de ce coté un danger sérieux Ce n'est pas, messieurs, que je veuille m'appesantir sur les négociation entreprises jusqu'à présent avec l'empire chinois, — un de mes honorables collègues se propose de traiter cette question avec tous les développements qu'elle mérite, et je ne veux en dire que ce qui est strictement nécessaire à ma discussion.
Je n'ai pas là prétention de demander, M. le ministre des affaires étrangères le secret de ses négociations ; je sais les exigences de la conduite des affaires de la politique extérieure d'un grand pays, mais je ne dépasse pas les limites d'une interrogation permise (Non ! non ! à gauche) en priant M. le ministre de venir déclarer à la Chambre dans la mesure où il croira qu'il est permis de faire sans inconvénient, les résultats ses résultats si des ont été obtenus — des négociations entamées, ou si au contraire, comme on l'a prétendu d'autre part, tout s'est borné à des conversations, qui n'ont aucun caractère officiel et définitif.
Je suis convaincu que la Chambre saura gré à M. le ministre des déclarations qu'il voudra bien apporter à cette tribune.

(Mouvements divers. — Très bien! très bien! à gauche.)

M. Gustave Rivet. Cela en vaut 1a peine !

M. Granet. Messieurs, l'impatience reste de la Chambre me fait un devoir abréger.
Je me résumerai donc. Nous sommes accord avec le Gouvernement sur la nécessité d'engager résolument, énergiquement au Tonkin l'action nécessaire pour obtenir la légitime satisfaction que réclame l'honneur national outragé. Nous cesserons d'être d'accord avec lui... (Ah !ah !) si, dépassant ce programme, il se laisse entraîner à l'ambition d'une conquête facile par elle-même, mais dangereuse par ses conséquences. Nous ne sommes point d'accord avec lui s'il poursuit l'occupation complète d'une région où les difficultés se rencontrent à chaque pas, où certainement la prise de possession ne rencontrera pas d'obstacles, mais où les embarras les plus graves suivront de près l'action militaire.

(Bruit.)

M. Georges Perin. Attendez le silence !

M. Granet. Nous sommes d'accord avec le Gouvernement sur la nécessité de ne pas terminer, par une retraite humiliante et dangereuse, les opérations engagées. Nous sommes d'accord avec lui sur la nécessité de nous établir au Tonkin sur quelques points déterminés par la nature même des choses, par la situation stratégique du pays.

(Bruit croissant.)

M. le président. Messieurs, veuillez faire silence et ne pas converser si haut.

M. Granet. Nous reconnaissons l'intérêt qui s'attache à l'occupation d'un point de ravitaillement facile.

M. Bourgeois. Vous voulez une conquête partielle !

M. Granet... non pas dans l'intérieur du pays, mais sur la côte, qui pourrait former un établissement militaire indispensable pour notre marine. Nous sommes profondément convaincus qu'il n'est pas indifférent pour nous de prendre pied dans l'extrême Orient. Nous ne pouvons méconnaîtra que les événements politiques qui ont été jusqu'à ce jour renfermés dans l'Europe orientale se déplacent et s'éloignent en quelque sorte vers les limites de l'extrême Orient, et, par conséquent, nous ne sommes en aucune façon opposés à ce que le gouvernement de la République s'installe au Tonkin. dans le voisinage de notre colonie de la Cochinchine, mais nous demandons au Gouvernement de borner là son effort. S'il veut encore, après son succès, que nous souhaitons, qui est certain, obtenir une modification du traité de 1874, dans celles de ses parties qui, par leur caractère équivoque, ont été la cause véritable de nos embarras, nous n'y faisons point obstacle. Le Gouvernement a certainement le droit de stipuler que nos nationaux puissent librement posséder et commercer dans ce pays. Il peut obtenir que la police du fleuve Rouge relève directement de notre autorité.
Dans ces limites, messieurs, nous acceptons l'action du Gouvernement ; mais nous le supplions de ne pas s'engager témérairement dans une opération dont il n'aurait, par avance, ni fixé les limites, ni mesuré l'étendue.
Nous l'adjurons par-dessus tout, dans le cas ou les événements viendraient à dépasser ses prévisions où il ferait obligé de s'engager plus avant, de ne rien entreprendre au-delà sans avoir préalablement associé la Chambre à sa politique. (Très bien ! très bien ! à gauche).
Telles font les questions que nous posons au cabinet ; dans cette mesure, sous ces réserves nous avons la conviction de répondre au sentiment de cette Chambre et, dans tous les cas, au sentiment du pays, qui répudie également, au nom du patriotisme, et la politique des humiliations et la politique des aventures. (Applaudissements sur divers bancs à gauche)

M. le président. La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

M. Challemel-Lacour, ministre du affaires étrangères. Messieurs, le Gouvernement n'a pas hésité un seul instant à accepter les interpellations qui lui étaient adressées, et à cette heure il s'en félicite.
Nous sommes d'accord avec l'honorable préopinant sur tant de points qu'en vérité les dissidences deviennent presque imperceptibles. Nous n'avons pas songé à nous étonner que, au moment de se séparer peut-être pour plusieurs mois, la Chambre voulût avoir des explications sur la situation et sur les vues du Gouvernement.
Ces explications, qui n'étaient peut-être pas superflues même après les discussions qui ont eu lieu soit dans cette Chambre, soit au Sénat, qui ont pu paraître nécessaires en présence de tant d’allégations contraires, de tant de dits et de contredits, ces explications sont sans péril dans une assemblée patriotique, et le sentiment d'une réserve nécessaire en pareille matière est si naturel, que je ne me permettrai pas de féliciter M. Granet de celle qu'il a gardée. (Très bien ! très bien !) Dans le discours qu'il a prononcé, il a touché à des questions très diverses. Je suis obligé, avant d'en aborder la discussion, de faire remarquer à la Chambre — ce qu'elle sait bien — que la situation du Gouvernement dans les circonstances actuelles n'est pas exempte de difficultés. L'action militaire est à la veille de s'engager; nous poursuivons avec la Chine des négociations d'une nature délicate; et cependant nous devons à cette Chambre des explications précises, sur la foi desquelles le pays puisse attendre, sans émotion et sans trouble, l'issue de cette double partie. Aussi ne me flatterai-je pas de pouvoir dissiper toutes les obscurités qu'ont répandues sur certains points diverses circonstances et des bruits de toute nature; je ne suis pas sûr de répondre d'une manière satisfaisante à toutes les questions qui nous ont été posées ou à celles qui peuvent se présenter à l'esprit.
Messieurs, nous savons ce que nous voulons faire, et nous essayerons de vous le dire. Mais vous ne nous pardonneriez pas de ne pas nous montrer très sobres dans nos explications, très mesurés dans notre langage, quand ce langage peut avoir sur les événements une véritable et sérieuse influence.
(Très-bien ! très bien ! à gauche et au centre.) M. Bourgeois. C'est-à-dire que nous ne saurons rien!
M. le ministre des affaires étrangères. Je demande à M. Granet la permission d'écarter la partie théorique de son discours, d'abord parce qu'elle ouvre un champ trop vaste, et que peut être en pressant les principes qu'il a posés, on verrait qu'ils conduisent a des conséquences que cette Chambre paraît avoir entrevues, et que M. Granet lui-même n'accepterait peut-être pas dans toute leur étendue.
Je l'écarterai, parce qu'elle n'est peut-être pas entièrement d'accord avec la conclusion et le résumé de son discours, et parce qu'enfin il est temps, je crois, de revenir à la question du Tonkin.
Eh bien ! dans ce discours, si riche d’aperçus, quelquefois hasardés, je distingue deux questions principales : l'une d'un intérêt plus pressant et plus immédiat, c'est la question militaire, celle de l'action que nous allons exercer, du champ dans lequel elle doit s'étendre, du but qu'elle doit poursuivre; l'autre d'un intérêt non moins grand, c'est la question politique, et cette question politique elle-même se présente sous deux aspects : ce que nous voulons faire, non pas dans un avenir éloigné, mais prochainement, aussitôt que notre autorité...

M. Paul de Cassagnac. Aussitôt que la Chambre sera partie !

M. le ministre.. sera rétablie et restaurée ; et, en second lieu, la position que nous ambitionnons de prendre et que nous nous proposons de garder, dans ces parages lointains, à l'égard des populations qui les habitent et notamment à l'égard de la Chine.
Je dépasserais ma compétence si j'essayais de traiter la question militaire. Je dois me borner à dire, si je le puis, avec quelque, exactitude, quelle est à cette heure la situation.
Le jour où cette Chambre était appelée à voter le projet relatif au Tonkin, légèrement modifié par le Sénat, ce jour-la même nous recevions la nouvelle du fatal événement d'Hanoï. Cet événement se rattachait étroitement, directement aux faits militaires accomplis par le commandant Rivière dans le courant du mois de mars, à l'occupation de Nam-Dinh et à la première affaire d'Hanoï. Et ces faits militaires eux-mêmes n'étaient que la conséquence de l'émotion causée, vers la fin de février, par l'arrivée de la Corrèze. Les renforts amenés par ce navire étaient la première indication, la première démonstration de la politique active et résolue dans laquelle le Gouvernement était disposé à entrer. Cette arrivée causa chez un grand nombre un sentiment de satisfaction; chez d'autres, une irritation qui se traduisit bientôt par la tentative du gouverneur de Song-Toï sur Hanoï, et par la tentative du gouverneur de Nam-Dinh pour couper les communications de nos troupes avec la mer. A partir de ce moment, grossit et se resserra peu à peu le cercle qui entourait nos forces d'Hanoï Plusieurs affaires heureuses eurent lieu. Il n'est douteux pour personne, aujourd'hui, qu'avec plus de patience, renforcé comme il l'était par les compagnies de débarquement, qu'il avait demandées le 7 mai et qui lui étaient arrivées le 14, le commandant de nos forces eût du attendre en sûreté l'effet des résolutions du Gouvernement. Mais c'était trop demander à son courage, c'était trop attendre de son ardeur et de sa fierté. Le commandant Rivière voulait, comme il le disait, donner de l'air à ses troupes ; il voulait punir ceux qui les bombardaient chaque nuit et qui les provoquaient chaque jour. Il fit une première sortie heureuse le 16; une seconde sortie fut tentés le 19, dont je n'ai pas à raconter les détails, ni à rappeler le funeste dénouement.
Messieurs, les ennemis qu'il avait devant lui étaient les mêmes que nous allons rencontrer, les Pavillons -Noirs, élevés aujourd'hui à la dignité d'armée du roi Tu-Duc, des Annamites, des Chinois en petit nombre et quelques Européens.
Les moyens que nous avons demandés et obtenus du Parlement étaient-ils désormais suffisants ?
En demandant ces moyens, messieurs, nous nous étions renfermés dans les limites qui nous étaient tracées par le but que nous nous proposions d'atteindre, celui de nous établir solidement et sûrement dans le Delta du Soukoï ; et, selon l'opinion d'excellents esprits, ces ressources étaient bien modestes. Mais, je n'hésite pas à le dire, nous avions voulu prévenir, en nous contentant de moyens si restreints, une méprise dangereuse. Nous avions voulu empêcher que l'opinion ne s'égarât jusqu'à-nous prêter des desseins que nous n'avions point.
Eh bien, messieurs, aujourd'hui, aujourd'hui encore, après ce qui s'est passé, nous avons la confiance, et, ce qui vous touchera peut-être davantage, des officiers d'une haute compétence, d'une expérience consommée et qui ont la connaissance profonde du pays, expriment la certitude que ces forces sont suffisantes, qu'elles sont même considérables en proportion des difficultés que nous aurons très probablement à surmonter.
Messieurs, vous ne me demanderez pas quelles sont ces forces, ni à quelles opérations elles sont destinées.

M. Paul de Cassagnac. Si ! si !

À gauche et au centre. Non ! non !

M. Paul de Cassagnac. Nous sommes ici pour cela. Nous ne voulons pas voter comme des aveugles !

M. Ernest de la Rochette. Nous ne croyons plus aux Kroumirs.

M. le ministre. Si vous me posiez cette question, j'aurais le regret très vif de me refuser péremptoirement à y répondre.

(Applaudissements à gauche et au centre. — Réclamations à droite.)

M. Paul de Cassagnac. Qu'est-ce que vous faites à la tribune, alors?

M. Freppel. Pourquoi parlez-vous?

M. Paul de Cassagnac. Vous n'avez qu'à retourner à Vichy !

(Murmures à gauche et au centre.)

M. le président. Monsieur Paul de Cassagnac, je vous rappelle à l'ordre. (Très bien ! très bien !) Vous avez le droit d'interroger, le Gouvernement a le droit de répondre comme il l'entend et la Chambre a le droit de se prononcer. Voilà le droit ici. (Approbation à gauche et au centre.)

Voix à droite. Il en a été de même pour la Tunisie.

M. le ministre. Ce que je puis déclarer, c'est que le champ de ces opérations est, dans notre pensée, rigoureusement circonscrit ; c'est la partie populeuse et laborieuse du Tonkin, la partie accessible, celle où nous pouvons toujours être assurés d'avoir la protection de nos vaisseaux, c'est celle enfin dont nous comptons faire le siège de notre établissement.
Je sais bien, messieurs, et l'honorable M.Granet nous l'a rappelé tout à l'heure, que les ennemis qui nous harcèlent ne sont pas tous là. Nous ne nous laisserons pas entraîner à les poursuivre. Purger le Tonkin du brigandage, y rétablir la sécurité et l'ordre, c'est une œuvre de longue haleine; il appartiendra à l'autorité, lorsqu'elle sera établie, organisée, de l'accomplir, et c'est précisément en vue d'asseoir et d'affermir cette autorité que nous allons au Tonkin.
Il est probable, messieurs, que le moment où commenceront ces opérations n'est pas éloigné. L'Annamite doit être à cette heure dans les eaux du Tonkin ; le Mytho y arrivera sous peu de jours. Dans une ou deux semaines au plus, toutes nos forces venues de la Cochinchine, de la Nouvelle - Calédonie et de France y seront réunies, et, quelque grand que soit leur besoin de repos après une si longue traversée, le souvenir d'Hanoï est si récent, et si poignant, qu'elles seront sans doute impatientes de l'effacer. (Applaudissements à gauche et au centre.)
C'est, messieurs, la saison des grandes chaleurs, mais c'est aussi la saison des hautes eaux qui peuvent donner à notre marine toute son utilité et qui constituent un avantage dont il faut savoir profiter dans un pays où toutes les forteresses sont sur le bord des rivières.
Nous avons, messieurs, la confiance que le succès, un succès peut-être rapide, couronnera nos efforts. Mais je dois et je veux être sobre de promesses, circonspect dans mes prévisions; je ne vous répéterai même pas les assurances qui nous sont données par les officiers les plus compétents.

M. Paul de Cassagnac. Toujours !

M. le ministre. Il me paraît plus conforme à la sagesse, il me paraît plus digne de vous et plus digne de nous de prévoir le cas, très improbable aux yeux de ceux qui ont le droit d'avoir une opinion, où nous rencontrerions des difficultés inattendues et où devrait s'arrêter momentanément l'effort de nos troupes. Si cette conjoncture se produisait pendant que vous êtes ici, il n'y aurait aucune difficulté : les Chambres jugeraient elles-mêmes. (Approbation à gauche et au centre ) Nous ne pouvons nous appuyer que sur le Parlement ; nous ne puisons de force que dans son concours, soit pour négocier, soit pour agir. (Nouvelle approbation sur les mêmes bancs.)
Mais vous allez vous séparer pour quelques semaines, et tout le monde sait que les opérations militaires, une fois engagées, ne peuvent s'interrompre sans grave inconvénient et quelquefois sans grands périls. Si donc cette conjoncture, improbable, mais non matériellement impossible, se produisait, alors nous userions des moyens très limités que nous avons pour pourvoir aux besoins immédiats de la situation, et, pour peu que cette situation présentât de gravité et qu'il fallût d'autres moyens, c'est encore vous qui prononceriez. (Applaudissements à gauche et au centre.) Les Chambres seraient convoquées d'urgence et vous pouvez être assurés que ni nos forces ni nos finances ne seront engagées sans votre aveu. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. — Rumeurs à droite.)

M. Ernest de La Rochette. M. Ferry avait dit cela, lui aussi !

M. le ministre. Nous nous sommes expliqués dans d'autres occasions sur le but politique que nous poursuivons. Cela ne me dispensera pas — M. Granet peut en être assuré — de donner, si je le puis, de nouvelles et plus amples explications.

M. Paul de Cassagnac. Ce n'est pas difficile.

M. le ministre. Il a eu bien raison de dire que quelque chose était changé depuis les dernières discussions qui ont eu lieu dans cette Chambre et au Sénat. Vous vous en souvenez : nous nous refusions alors, malgré des indices déjà graves, malgré des faits d'un caractère suspect et étrange, à voir dans le roi d'Annam un ennemi ; nous ne pouvions pas admettre que le signataire du traité de 1874, souvent violé, mais librement consenti, voulût le déchirer par la force. Nous avions décidé de placer auprès de lui, pour remplacer M. Rheinart, un envoyé extraordinaire, ayant pour mission de le ramener au sentiment de ses obligations, à l'intelligence de ses véritables intérêts.
J'avoue, messieurs, qu'à l'heure qu'il est, il n'y a plus d'illusion possible. Les Pavillons noirs, qui, sous leur nom de tragédie, rassemblent les bandits, les aventuriers et les vagabonds de l'Annam comme de la Chine méridionale, sont aujourd'hui l'armée de Tu-Duc. Ses ministres adressent au gouverneur de la Cochinchine des communications dont le ton tranche singulièrement avec celui dont ils ne s'étaient jamais départis jusqu'à présent. De telle sorte que toute action diplomatique étant impossible à Hué, il a été mis fin à la mission de notre envoyé extraordinaire. Celui qui en était chargé est actuellement appelé à un autre poste.

M. Paul de Cassagnac. C'est la guerre, alors ?

M. le ministre. C'est la guerre, en effet, et personne, je crois, jusqu'à présent n'en avait douté.

M. de Guiiloutet. « C'est la guerre, dites vous ; je retiens le mot.

M. Paul de Cassagnac. Vous ne le nierez pas devant les électeurs.

M. Ernest de La Rochette. Le Gouvernement ne l'a pas dit d'abord.

M. le baron. Reille. Nous le savons main, tenant, mais jusqu'à présent on nous l'a laissé ignorer.

M. le ministre. En même temps, nous avons dû créer, avec l'assentiment des commissions et de la majorité dans les deux Chambres, nous pourrions dire sur leur indication, une fonction nouvelle qui place sous la direction immédiate du Gouvernement les affaires du Tonkin ; il fallait que le gouverneur de la Cochinchine, qui réside â cinq journées du Tonkin, pût vaquer librement aux soins de sa vaste administration ; il fallait que le commandant en chef des troupes fût affranchi de tout autre souci que de celui de préparer et de conduire les opérations militaires; il fallait qu'un fonctionnaire spécial fût là pour procéder, au fur et à mesure du rétablissement de l'autorité, dans un pays profondément troublé et désorganisé, à la formation d'une ébauche d'administration. Nous avons trouvé pour remplir ces fonctions un homme que sa connaissance profonde du Tonkin, que des qualités rares et diverses semblaient avoir désigne d'avance, un esprit hardi qui a attaché son nom à des travaux de grand mérite, mais à des travaux qui sont des systèmes et dans lesquels il ne puisera pas, —je puis vous en donner l'assurance, — la règle de sa conduite.

M. Paul de Cassagnac. Un médecin de deuxième classe ! Un lieutenant par assimilation !

M. le ministre. Nous avons donné à ce commissaire civil des instructions; il est le représentant et le dépositaire de la pensée politique du Gouvernement ; c'est donc dans ces instructions que vous trouverez probablement la réponse la plus précise aux questions qui nous ont été posées. Je n'hésite pas, messieurs, à vous en lire quelques passages essentiels.
Nous avons commencé par définir d'une manière générale les attributions dont il se trouve investi.
« Le commissaire général civil représente la pensée du Gouvernement auprès de l'autorité militaire; il est chargé d'empêcher que l'action militaire ne dévie et ne s'étende au-delà du cercle tracé dans les présentes instructions
« Le commissaire général civil est un négociateur autant qu'un administrateur et un organisateur: il aura à employer tous les moyens dont il pourra disposer pour prévenir l'intervention de la Chine, pour ramener à nous le gouvernement annamite et rompre les intelligences qui subsistent entre Hué et Pékin ; pour gagner, s'il y a lieu, les chefs des Pavillons noirs à la solde de l'Annam.
« Il est chargé d'organiser, dans des limites déterminées; une administration au Tonkin, en se bornant tout d'abord aux mesures nécessaires pour assurer le fonctionnement régulier de la vie sociale dans les territoires occupés et le recouvrement des impôts à notre profit.
« Enfin, dès que le moment favorable se présentera, il aura à entamer des négociation- afin de régulariser, soit par des modification introduites dans le traité de 1874, soit même par une nouvelle convention, les rapport nouveaux que notre établissement au Tonkin devra créer entre la France et l'Annam.”
Il y avait, messieurs, à régler la question délicate des rapports de l'autorité militaire et du gouvernement civil. Il est de toute évidence que, jusqu'à la complète pacification du Tonkin, et tant que nous serons exposés a l'action offensive des Annamites, la direction des opérations devra rester entièrement aux mains de l'autorité militaire. C'est au commandement militaire à en tracer le plan, à les préparer, à les organiser, à répartir nos troupes sur les différents points ; sur tout cela c'est à lui de statuer, après s'être concerté avec le gouverneur civil. (Interruptions à droite.)
Il ne pouvait y avoir, a cet égard, aucune obscurité ; mais, messieurs, une autre question se posait, qui exigeait une définition précise : c'était celle de la portée de l'action que nous voulons exercer au Tonkin. Voici en quels termes nous en avons tracé les limites :
« La seule partie du Tonkin que nous nous proposons d'occuper est le delta du Song-Koï : Nous n'entendons pas dépasser Bac-Ninh et Hung-Hoa, près du confluent de la rivière Claire, sauf pourtant sur la côte les points dont l'occupation paraîtra nécessaire. »
Et pour plus de précision encore, nous ajoutons plus loin : « Il convient d'éviter tout ce qui pourrait exaspérer la résistance ou fournir à la Chine une occasion d'intervenir. A cet effet, vous aurez soin de faire connaître nettement nos intentions aux populations locales.
« Nous n'en voulons point à l'empire d'Annam. Loin de songer à le conquérir en tout ou en partie, nous sommes disposés à garantir au roi Ta-Duc l'intégrité de ses États. Le traité de 1874 nous a donné sur le Tonkin certains droits en même temps qu'il nous a imposé des devoirs. Les nombreuses violations dont ce traité a été l'objet de la part des Annamites, l'impossibilité où nous nous sommes trouvés d'en obtenir l'exécution nous ont forcés à nous établir dans le bassin du fleuve Rouge pour exercer et défendre nos droits. Le fait même que nous nous bornons à occuper certaines positions indispensables dans le delta démontre manifestement que nous n'avons pas en vue l'annexion du pays..
J'arrive, messieurs, à la question de l'administration. Nous n'avons pas cru devoir vous proposer un plan définitif ; il y aurait de la témérité a l'arrêter dès à présent. Nous y avions songé d'abord. Nous avions préparé un décret dont M. Granet vous a lu quelques lignes et auquel nous avons renoncé. Tout cela est ajourné. Il nous a paru que le commissaire général civil avait précisément en partie pour mission d'étudier ce qui est possible et de faire ce qui est nécessaire. Il nous a semblé qu'il ne fallait pas songer, quant à présent, au définitif, mais qu'il s'agissait uniquement de pourvoir, au fur et à mesure des besoins constatés, aux nécessités les plus urgentes. C'est ce que nous avons formulé dans le passage qui suit des instructions données au commissaire général civil :
« Avant même que la.période militaire soit terminée et au fur et à mesure que nos troupes s'établiront dans les principales villes, il conviendra de créer un système de perception des impôts qui nous permette, de couvrir le plus tôt possible nos dépenses. Il importe, en effet, que le Tonkin nous fournisse lui-même les ressources nécessaires pour y assurer la tranquillité. Vous compléterez ultérieurement ce système provisoire de perception quand l'ordre sera établi pour permettre la création de services administratifs réguliers. C'est a vous qu'il appartient, d'ailleurs, d'étudier les détails de cette administration. Nous nous réservons d'examiner vos propositions et de vous envoyer en temps opportun des directions précises.»

M. Georges Perin. Je demande la parole.

M. le ministre. Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire sur la question administrative.
Ces explications suffiront, je l'espère, pour éclairer la Chambre sur nos intentions. Le but que nous avons en vue reste toujours le même. Le plan doit pouvoir nécessairement être modifié au gré des circonstances. Entrer sur ce point dans plus de détails pourrait présenter des inconvénients de plus d'un genre.
Reste un autre aspect de la question politique que je n'entends pas éluder. M. Granet en a parlé avec une discrétion que je dois imiter. Ce qu'il nous est permis d'affirmer, c'est que les bruits qui ont été répandus, peut-être avec l'intention de troubler l'opinion, sur les rapports de la France et de la Chine, sur les velléités d'agression qu'on prêtait gratuitement à celle-ci, ces bruits, dis-je, sont factices et sans fondement. Et, pour aller droit au but, je ne feindrai pas de dire : à l'heure qu'il est nous avons la plus entière confiance dans le maintien des relations pacifiques de la France avec la Chine. (Très bien! très bien !)

M. Paul de Cassagnac. Ce n'est pas exact !

M. le ministre. Certes, messieurs, si la Chine, contrairement à ses assurances positives, se laissait aller à adopter de funestes conseils, si elle cédait à un emportement qui n'est guère dans son caractère ni dans ses habitudes, elle connaît assez la France, elle connaît assez cette Chambre. (Interruptions à droite) pour savoir que vous n'hésiteriez pas à défendre avec énergie les intérêts du pays. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

M. de Mahy. Sans doute! sans aucun doute ! Très bien ! très bien !

M. le ministre. Mais, messieurs, rien n'indique de pareilles tendances ; tout, au contraire, nous porte à croire que les relations pacifiques, auxquelles nous attachons du prix, seront maintenues. (Applaudissements.) On nous a demandé quelle était notre politique dans l'extrême Orient. Elle est bien simple : faire exécuter les traités que nous y avons, affermir et étendre nos relations commerciales avec ces divers pays, en nouer de nouvelles. Nous sommes dans des rapports de confiance et d'amitié avec le gouvernement japonais ; nous vivons dans les meilleurs termes avec le roi de Siam et avec la nation siamoise ; nous avons avec ces divers pays des conventions que nous ne demandons qu'à maintenir et à améliorer.

(Interruptions à droite.)

A gauche  Ces interruptions sont indécentes !

M. Paul de Cassagnac. Est-ce que vous croyez que vous allez nous faire taire ? (Rumeurs à gauche.)

M. Charles Floquet. Nous n'avons pas pris le palais d'été !

M. le président. Veuillez faire silence, messieurs.

M. Paul de Cassagnac. Nous sommes interpellés par la majorité.

M. le président. N'interrompez pas et il ne se passera rien de pareil. La parole est à M. le ministre des affaires étrangères, seul.

M. le ministre. Nous n'en voulons ni à leur indépendance, ni à leurs croyances, ni à leurs mœurs ; heureux de les voir prospérer par l'industrie et le commerce, plus heureux encore s'il nous est donné, pour notre part, de contribuer à leur progrès.
Telle est, messieurs, notre politique dans l'extrême Orient. Nous sommes disposés à la pratiquer avec la Chine comme avec tous les autres États. Tel est l'esprit dont nous nous inspirons dans nos négociations à Paris ou à Pékin.
Si ces négociations n'ont pas encore abouti nous en attendons sans crainte le résultat.
Ce que nous demandons à la Chine, c'est que le gouvernement chinois s'engage à n'entraver en rien notre action militaire et civile au Tonkin, et à ne porter aucune atteinte à notre situation dans l'Annam. Ce que nous lui offrons, c'est de conclure, le moment venu, un arrangement de nature à régler les rapports commerciaux des deux pays et à sauvegarder les intérêts des résidents chinois au Tonkin ; c'est de nous obliger à respecter et à faire respecter les frontières chinoises, comme elle s'engagera à respecter et à faire respecter les frontières du Tonkin. (Très bien ! très bien !) Telles sont, messieurs, les bases dis négociations que nous poursuivons et que nous avons l'espérance de voir aboutir. Quelles que soient les hésitations que nous rencontrions, nulle lenteur ne fatiguera notre patience, nul procédé dilatoire ne nous empêchera de remplir la tâche de devoir, d'honneur et de dignité qui nous appelle au Tonkin. Avec votre assentiment, forts de votre concours, nous comptons accomplir ce double devoir : venger nos morts et mettre notre établissement au Tonkin à l'abri de toute injure, et amener un arrangement qui apaise les esprits et qui règle pour un long espace de temps les relations du grand empire oriental et de la France. (Applaudissements répétés à gauche et au centre.)

M. le président. La parole est à M. Delafosse.

M. Jules Delafosse monte à la tribune.

Plusieurs membres à droite. Nous demandons une suspension de séance de quelques minutes, monsieur le président.

Voix à gauche. Mais non ! continuons !

M. Jules Delafosse échange quelques mots à voix basse avec M. le président.

M. Bourgeois. Nous insistons pour une suspension de séance pendant quelques minutes ! La Chambre est fatiguée et un grand nombre de nos collègues quittent leurs places.

M. le président. C'est à l'orateur qui est à la tribune qu'il appartient d'en faire la demande au président, et M. Delafosse vient seulement de me prévenir qu'il demandait une suspension de séance de cinq minutes.
(Non ! Non ! sur quelques bancs à gauche.)

Voix à droite. Comment, non ! Restez à vos places, alors !

M. le président. Ai-je donc besoin do consulter la Chambre ?

Plusieurs membres à gauche Mais oui !

M. le président. Eh bien, alors, je la consulte sur la question de savoir si elle entend faire droit à la demande de M. Delafosse et suspendre la séance pendant quelques minutes.

(La Chambre, consultée, décide que la séance sera suspendue.)

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à trois heures quarante-cinq minutes, est reprise à quatre heures cinq minutes.)

M. le président. La discussion est reprise sur les interpellations de M. Granet et de M. Delafosse, relatives à la politique du gouvernement au Tonkin et dans l'extrême Orient.

La parole est à M. Delafosse pour répondre à M. le ministre des affaires étrangères.

M. Jules Delafosse. Messieurs, il y a, dans la réponse que vient de faire M. le ministre des affaires étrangères au discours de l'honorable M. Granet, un appel à la discrétion qui ne laisse pas de m'embarrasser un peu. Si j'y répondais complètement, je m'abstiendrais de pousser plus loin la demande de renseignements qu'a présentée M. Granet avant moi ; mais alors la même incertitude continuerait de planer sur la politique du Gouvernement, et l'opinion publique considérerait avec la même anxiété... (Rumeurs au centre) - je dis, messieurs, avec la même anxiété - le développement d'une politique qu'elle ne connaît pas. J'estime, dans ces conditions, qu'il y a un intérêt majeur à faire la lumière tout entière; et c'est pour obtenir, si je le puis, de M. le ministre des affaires étrangères ce complément de lumière que je me décide à prendre a parole.
Je l'interrogerai donc sur les questions qui me paraissent encore mériter quelques éclaircissements ; il fera la réponse que sa discrétion lui permettra de m'adresser.
J'ai relevé, messieurs, dans le discours de M. le ministre des affaires étrangères une déclaration qui a son importance : c'est que l'action militaire est prochaine; et je ne puis m'empêcher de noter la différence qu'il y a entre le langage d'aujourd'hui et celui qu'on tenait il y a six semaines. On nous disait alors que l'action militaire serait à peu près insignifiante, que nous plions dans un pays où tout le monde nous est ami, que nous n'avions à redouter l'immixtion de personne, et que, quant à la Chine, elle n'avait ni la pensée ni la volonté ni le droit d'intervenir.
Messieurs, j'ai recueilli ces phrases dans les différents discours prononcés soit à cette tribune, soit à la tribune du Sénat, par l'honorable M. Challemel-Lacour, et je les reproduis textuellement. Si vous voulez les comparer au langage qu'il vient de tenir et les rapprocher de la situation qui nous est faite, vous reconnaîtrez, je pense, avec moi que les assurances d'alors, plus optimistes qu'il ne convenait, nous ont déjà valu quelques mécomptes, et que le pays, dont j'apporte ici les sentiments d'inquiétude.

(Murmures et interruptions sur plusieurs bancs à gauche et au centre.)

A droite. Très bien ! — C'est très vrai !

M. Jules Delafosse. Je crois, messieurs, que le pays est très sérieusement inquiet des suites de l'expédition au Tonkin.

A droite. Vous avez raison.

M. Jules Delafosse. Vous reconnaîtrez, dis-je, que le pays a quelque raison de craindre que le Gouvernement ne sache exactement ni ce qu'il fait ni ce qu'il veut.

(Très bien ! très bien ! à droite. — Mouvements divers.)

Je reviens, messieurs, à cette déclaration : l'action militaire est prochaine. Eh bien, à qui faisons-nous la guerre? Nous avions pensé jusqu'ici que nous faisions la guerre à des bandes irrégulières, c'est-à-dire aux Pavillons noirs, et M. le ministre des affaires étrangères vient de nous apprendre que nous faisons la guerre à l'Annam. C'est une véritable déclaration de guerre qu'il vient d'apporter à cette tribune, et je ne m'en étonne pas; je vais vous dire pourquoi.
Lors de la discussion de crédits, j'avais essayé d'appeler l'attention de la Chambre sur la contradiction vraiment incroyable qu'il y avait dans la conduite et dans le langage du Gouvernement, qui, d'une part, chargeait le souverain de l'Annam de tous ses anathèmes et, d'autre part, prétendait organiser de concert avec lui un protectorat dont il ne veut pas; qui dénonçait à votre juste indignation les mauvais procédés, l'hostilité, les exactions des mandarins annamites, et prétendait en même temps les contraindre à continuer à remplir leurs fonctions à notre profit et sous notre surveillance.

(Très bien ! très bien !à droite.)

Lorsque je m'élevais contre ces contradictions, la séance touchait à sa fin, la Chambre était lasse et malgré l'effort de l'honorable M. Perin, dont la compétence est exceptionnelle en ces questions, mes observations non plus que les siennes ne purent prévaloir contre un parti-pris d'approbation.
Mais le langage de M. le ministre des affaires étrangères a fait justice de ces incompatibilités politiques et administratives et, aujourd'hui, nous sommes en face de la guerre.
Pourquoi? parce que le Gouvernement s'est aperçu trop tard, à mon avis, que c'est une véritable duperie que de négocier avec Tu-Duc, parce que toutes les violations qu'il a relevées contre le traité de 1874 ont été son œuvre, parce que c'est Tu-Duc qui soudoie, subventionne et pousse contre nous ces bandes de pillards qui nous font la guerre, parce qu'il est, en un mot, le principal et permanent obstacle à l'établissement et à la sécurité de notre protectorat.
Mais alors si vous renoncez à organiser le Protectorat de concert avec l'Annam, si vous lui faites la guerre, vous avez non-seulement l'obligation de nous le dire, mais vous avez encore le devoir de nous demander une déclaration de guerre; car la sanction préalable du Parlement est indispensable à la guerre que vous allez entreprendre.

(Très bien ! très bien ! et applaudissements à droite.)

M. Freppel. Absolument. Vous n'avez pas le droit de faire la guerre sans notre autorisation.

A droite. Respectez la Constitution. - Il ne faut pas renouveler l'affaire de Tunisie.

M. Jules Delafosse. Je dis que ce n'est plus au Tonkin que vous avez à taire aujourd'hui, c'est à Hué qu'est la solution, et c'est là qu'il faut aller la chercher.
C'est Hué qu'il faut prendre, c'est Tu-Duc qu'il faut combattre ou réduire ; ce sont les armées de Tu-Duc qu'il faut disperser et, alors, je répète que ce n'est ni une approbation ni un blanc-seing que vous avez à nous demander : la Constitution vous fait un devoir de nous demander une déclaration de guerre.

(Très bien ! très bien ! à droite.)

Ce n'est pas sans raison, messieurs, que je rappelle le Gouvernement et la Chambre, qui paraît l'oublier, à l'observance de nos lois constitutionnelles, car, en vérité, depuis deux ou trois ans, on a pris l'habitude de faire la guerre un peu partout, de tirer le canon sur tous les points du globe.

(Réclamations à gauche et au centre. — Très bien ! très bien ! à droite.)

Un membre à droite. C'est malheureusement vrai ?

M. Jules Delafosse. Non seulement sans avoir demandé la sanction du Parlement, comme la Constitution y oblige, mais sans même en aviser les Chambres. (Très bien ! très bien ! à droite.) Et, messieurs, lorsque cette question sera réglée du côté de l'Annam, vous aurez encore à regarder du côté de la Chine.
Tout à l'heure, M. le ministre des affaires étrangères a répondu que la paix avec la Chine ne serait pas troublée, mais il nous a donné cette assurance avec un accent d'inquiétude et sur un ton de menace qui m'ont paru constituer une véritable imprudence.

(Rumeurs à gauche et au centre.)

M. Freppel. Mais certainement !

M. Jules Delafosse. Messieurs, je ne crois pas plus que M. le ministre que nous soyons exposés à un conflit armé avec la Chine, et cela pour une bonne raison : c'est que la Chine n'a pas besoin de nous faire une guerre ouverte pour rendre notre situation parfaitement intenable au Tonkin. Il lui suffit, comme l'indiquait tout à l'heure l'honorable M. Granet, de favoriser les agressions, d'encourager les coups de main des Pavillons noirs, de soudoyer et grossir leurs bandes en quelque sorte par infiltration, et d'instituer sur toute l'étendue de notre établissement au Tonkin la guerre à l'état chronique.
Et dans ces conditions, je vous le demande, que serait notre protectorat ? Ce serait non seulement une charge permanente, mais un danger de tous les jours ; et j'ajoute que cet état de choses serait infiniment plus préjudiciable et plus dangereux qu'une guerre ouverte, parce que toute guerre a une fin, tandis que cette hostilité sourde, systématique, peut sa prolonger indéfiniment ; elle pourrait à tout le moins se prolonger jusqu'à ce que de graves événements venant à surgir en Europe, nous serions obligés de ramasser, de concentrer nos forces militaires, et la Chine alors, restée notre ennemie, pourrait profiter de ces embarras momentanés pour rentrer au Tonkin à son tour et essayer de nous en expulser. Croyez vous sérieusement, messieurs, que ce soit une vaine précaution que d'avoir voulu chercher des garanties contre une pareille éventualité ?
J'estime, quant à moi, que ce devrait être notre principal souci ; et je déclare, en ce qui me concerne, que la sécurité de notre établissement au Tonkin est absolument, rigoureusement subordonnée à une entente étroite, sûre et, s'il se peut, cordiale avec la Chine. (Très bien! très bien ! à droite.) Eh bien, je le demande au Gouvernement, qu'a-t-il fait jusqu'ici pour obtenir ces garanties de bons rapports ? Non seulement il n'a rien fait, messieurs, mais il a défait ce que son agent diplomatique avait obtenu. (Approbation à droite.) Ceci, messieurs, m'amène à examiner notre situation diplomatique et à discuter le projet de convention qu'on appelle le traité Bourée.

(Interruptions. )

Je ne connais ce traité que par la critique qui en a été faite à la tribune du Sénat par M. le ministre des affaires étrangères. Le texte nous en a été dissimulé.

A droite. C'est vrai !

M. le président du conseil. Comment, dissimulé?

M. Jules Delafosse. Oui, dissimulé !
Et je vous demande à ce propos la permission d'intercaler en quelque sorte ici une observation qui a sa place marquée dans ce débat. Ce n'est pas seulement le texte du traité Bourée qui nous a été dissimulé, c'est tout ce qui a trait à la Chine et au Tonkin.
Aucun document ne nous a été laissé qui pût nous éclairer, aucune communication ne nous a été faite; nous n'avons jamais rien su de l'état de nos rapports diplomatiques, soit avec le Tonkin soit avec la Chine ; et la Chambre a été amenée à voter des crédits de guerre avant de savoir officiellement qu'il y eût une question du Tonkin. (Très bien ! très bien ! à droite.) Cette dissimulation, contre laquelle je proteste n'est pas particulière à la question du Tonkin : elle est systématique, elle couvre du même voile toute notre diplomatie. C'est à ce point que, lorsque nous voulons être éclairés sur nos propres affaires, il nous faut prêter l'oreille à ce qui se dit de l'autre côté du détroit ; ce sont les Anglais qui nous renseignent sur l'état de nos relations extérieures et et il n'est pas un membre du parlement britannique qui ne soit mieux renseigné que la plus favorisé d'entre nous sur les faits et gestes de notre diplomatie. (Très bien! à droite.) En voulez-vous une preuve? Tout récemment nous avons eu l'humiliation de trouver dans le Times la publication des notes échangées entre nos derniers cabinets et les représentants de la Chine. Pourquoi ces documents ne nous ont-ils pas été communiqués directement?
Cette publication était la préface naturelle, la préface obligée de tout débat sur ces affaires. Pourquoi n'a-t-elle pas fait l'objet d'un livre jaune? (Très bien ! très bien! à droite.) Je trouve ces pratiques humiliantes, dangereuses, et même inconstitutionnelles, parce qu'elles font obstacle à l'exercice du contrôle dont nous sommes investis, parce qu'elles rendent notre mandat inutile, ridicule et méprisé.

(Approbation à droite.)

Vous avez la prétention les uns ou les autres d'être ou de représenter un gouvernement de discussion et de grand jour, et voilà ce que vous tolérez ! Vous vous cachez de la France en vous cachant de ses représentants, et vous manquez ainsi non-seulement à vos obligations parlementaires, mais aux obligations plus impérieuses que vous ayez envers le pays.

(applaudissements à droite.)

Je reviens maintenant, messieurs, au traité Bourée.
Je ne le connais, disais-je, que par la critique qu'en a faite l'honorable ministre des affaires étrangères, soit à cette tribune, soit au Sénat, et j'ai le regret d'ajouter que non-seulement ses objections ne me paraissent pas solides, ne me paraissent pas résister à l'examen, mais que le modus vivendi, élaboré par M. Bourée, était en principe une œuvre excellente, et que je ne souhaite pas, pour la sécurité de notre protectorat au Tonkin, des garanties plus sures, des conditions meilleures que celles qui nous étaient offertes. Je n'en veux d'autre preuve, messieurs, que la déclaration que vient d'apporter à cette tribune M. le ministre des affaires étrangères.
Il nous a dit qu'il voulait circonscrire l'établissement de la France au delta du fleuve Rouge.
Mais le traité Bourée accordait tout cela et nous donnait, en outre, toute sécurité.
Messieurs, je ne voudrais pas contraindre M. le ministre des affaires étrangères à renouveler ici la discussion à laquelle il s'est livré au Sénat; mais je tiens, pour l'édification de ceux qui m'écoutent et pour l'édification du pays, qui voudra peut-être connaître ces débats, je tiens à faire connaître les dispositions de ce traité.
Ces conditions se résument en ces six points : « Déclaration faite par la France qu'elle n'a aucune vue d'annexion ou de conquête sur le Tonkin. »

Un membre a gauche. Eh bien?

M. Jules Delafosse. Eh bien, cela me paraît parfaitement acceptable. Tout à l'heure M. le ministre nous a dit qu'il ne voulait « ni conquérir ni annexer ». Il n'y avait, ce me semble, aucune difficulté à dire à la Chine ce qu'il nous dit à nous. (Interruptions à gauche.)

M. le président. Laissez parler, messieurs. Ne discutez pas par voie interruptions.

M. Jules Delafosse. Je reprends: « Déclaration faite par la France qu'elle n'a aucune vue d'annexion ou de conquête sur le Tonkin.
« Reconnaissance par la Chine du protectorat de la France.
« Ouverture du Yunnan au commerce français.
« Rectification de frontières suivant une ligne qui restait à fixer.
« Cession à la Chine de Lao Koï, point terminus de la navigation du fleuve Rouge.
« Retrait des troupes chinoises envoyées au Tonkin. »
Voilà, messieurs, tout le traité. Si je me trompe, je ne me trompe que sur le témoignage de M. le ministre l'ai-même, car j'affirme que les dispositions que je viens de résumer en ces six points sont l'analyse rigoureusement exacte de sa discussion. Eh bien, est-ce que ces avantages — car j'appelle ces conditions-là des avantages — ne méritaient pas de notre Gouvernement un autre accueil? N'était ce donc rien, à votre avis, que d'avoir obtenu la reconnaissance de notre protectorat, c'est-à-dire sa sécurité, l'ouverture de Yunnan au commerce français et le retrait des troupes chinoises envoyées au Tonkin, sinon pour nous combattre, au moins pour encourager favoriser et grossir celles qui nous y font la guerre?
Quelles ont été vos objections ?
Vous refusez à la Chine le droit de reconnaître notre protectorat. Et je me permets de dire que ce refus est en contradiction avec le langage que vous venes de tenir, car vous avez exprimé le vœu et l'espérance que nos rapports avec la Chine seraient les meilleurs et les plus cordiaux.

Un membre à l'extrême gauche. Il n'y a pas contradiction.

M. Jules Delafosse. Il y a contradiction parce que le Gouvernement a repoussé précisément les conditions qui lui garantissaient ces bons rapports. Vous refusez la rectification de frontières, et pourquoi ? Parce que dans la zone qu'il s'agirait de neutraliser se trouvent les mines les plus riches du Tonkin. (Ah 1 ah ! à droite.)
Il y aurait, en effet, un intérêt considérable à posséder ces mines. Mais il n'est pas impossible que, dans la zone neutralisée, des Français pussent les exploiter ; et j'ajoute que, si cette zone nous était fermée, ce qui ne me parait pas probable, il y a dans le Yunnan, qui nous était ouvert, plus de mines que dans le Tonkin tout entier.
Vous avez refusé de céder Lao-Koï, parce que cette ville ne nous appartient pas. Si elle ne nous appartient pas, je ne vois pas quel inconvénient il y avait à laisser les Chinois la prendre. La ville de Lao-Koï se trouve à 30 ou 40 lieues au-dessus du delta; qu'importe dès lors qu'elle soit aux mains de la Chine ou de l'Annam, puisque c'est dans le delta seulement que vous voulez asseoir votre domination ?
Mais vous avez une autre raison, monsieur le ministre, et je ne, puis, en vérité, me retenir de l'admirer. Vous, dont la parole est si nette et si sûre, vous avez dit, dans la même phrase, que Lao-Koï était à la fois le point terminus de la navigation du fleuve Rouge et aussi la clef de cette navigation. Nous pensions communément que la clef de la navigation d'un fleuve, c'est son embouchure, et non le point précis où il cesse d'être navigable.
(Très bien ! très bien ! et rires à droite.) En tout cas, si le cours supérieur du fleuve Rouge mène quelque part, il mène au Yunnan. Or, le Yunnan nous était ouvert par le traité Bourée, et c'est vous qui nous l'avez fermé ! (Très bien ! à droite.) C'est tout ce que je veux dire du traité Bourée ; il ne me plaît pas d'entrer dans plus de détails, parce que cette controverse, bien qu'elle nous permette de juger la diplomatie du Gouvernement, n'a qu'un intérêt rétrospectif. Aussi bien ce que je reproche au Gouvernement, ce n'est pas d'avoir refusé de souscrire tout de suite et complètement aux conditions du traité, c'est de l'avoir désavoué brusquement, en bloc, sans examen, sans délai et d'avoir ainsi consommé, ou du moins préparé une rupture qui a les plus fâcheuses conséquences. (Très bien ! très bien ! à droite).
Je n'examine pas la question de savoir si M. Bourée avait ou n'avait pas qualité pour entamer et poursuivre ces négociations, s'il a suivi ses instructions, ou bien outrepassé ses pouvoirs, si la Chine devait accepter ou repousser en fin de compte les conditions du traité, ce n'est pas la question.
En supposant que les conditions fussent inacceptables pour la Chine comme vous les avez trouvées inacceptables pour vous, je dis que le traité était encore une base excellente de négociation et que, à ce titre, il fallait le retenir. Il fallait le retenir parce qu'il nous permettait de gagner du temps, de fortifier notre situation au Tonkin, d'y prendre un pied plus large, d'y asseoir notre établissement, et par là d'obtenir ou d'imposer des conditions meilleures. Le rejet du traité, coïncidant avec la disgrâce du négociateur, a eu deux résultats également funestes : il a contribué largement, je le crains, à l'échec que notre corps expéditionnaire a subi devant Hanoï et dans lequel le commandant Rivière et ses compagnons d'armes ont trouvé la mort.
En outre, il a soulevé un conflit diplomatique qu'on pourrait résoudre, sans doute, en inaugurant une politique nouvelle, mais que le cabinet actuel, lié par ses déclarations, ne résoudra jamais. (Très-bien! à droite.) Messieurs, je viens de prononcer le nom du commandant Rivière, et personne ici, je pense, ne s'étonnera que ce douloureux incident trouve place dans ce débat. L'honorable M. Granet s'est fait scrupule d'en parler. Je n'imiterai pas sa discrétion. De pareils événements ne se produisent jamais sans qu'immédiatement des responsabilités surgissent derrière eux, et, ces responsabilités, il importe toujours de les établir. (Approbation à droite.) Eh bien ! qui est responsable ?

A droite. Très bien ! voilà la question !

M. Jules Delafosse. A Dieu ne plaise que je formule ou que j'insinue une accusation qui n'est pas dans ma pensée, parce qu'elle serait excessive et injuste à beaucoup d'égards.
Je reconnais que le Gouvernement actuel a hérité d'une situation qui n'était pas son œuvre ; je reconnais qu'il a trouvé la France engagée par la faute ou la négligence de ses devanciers.
Mais enfin il savait, comme tout le monde, quelle était la situation critique et de plus en plus menacée de notre corps expéditionnaire. Il savait que le commandant Rivière était cerné, bloqué, pressé de toutes parts, et qu'il y avait urgence à le dégager. Il savait cela, et il devait aussi prévoir en même temps que le désaveu du traité Bourée, déjà accepté par la Chine, aurait pour effet immédiat de ramener au Tonkin les troupes chinoises qu'il en avait fait fait écarter, de grossir les bandes de Pavillons noirs et d'encourager leur entreprise contre nous. (Marques d'assentiment à droite.)
Son devoir alors était de renforcer notre corps expéditionnaire à l'heure même où il désavouait la convention. Or, le désaveu date des derniers jours de février, et ce n'est qu'au mois de mai qu'on est venu nous demander des secours. Pourquoi le cabinet a-t-il laissé s'écouler deux longs mois sans envoyer un homme au Tonkin?
Je sais les excuses qu'on allègue dans les couloirs pour sa décharge. (Exclamations.) Je dis « dans les couloirs “, parce qu'on n'oserait les produire à la tribune. On raconte en effet qu'une haute influence s'est interposée et n'a pas permis au cabinet d'envoyer aussitôt qu'il l'aurait voulu les secours qu'il avait le devoir d'expédier. (Ah ! ah ! Très bien ! à droite.) Mais ici, il ne pourra pas alléguer cette excuse, parce que, si une volonté étrangère, si haute soit-elle, s'interposait dans la direction de sa politique, il aurait le devoir de la dénoncer d'abord au Parlement, et puis de passer outre. (Très bien! à droite.)

M. Jules Ferry, président du conseil. Personne ne fait obstacle à notre politique !

M. Jules Delafosse. Alors vous êtes exclusivement responsables, et vous n'avez plus d'excuse ! (Applaudissements à droite.)

M. Paul de Cassagnac. Cela leur est bien égal !

M. Jules Delafosse. L'autre résultat, messieurs, c'est le conflit diplomatique dont je vous parlais tout à l'heure. On a remplacé M. Bourée par M. Tricou ; et M. le ministre des affaires étrangères nous dit que les négociations continuent.
Sans doute, les négociations continuent, parce qu'il n'y a pas rupture déclarée; mais il ne suffit pas qu'il y ait des négociations pour qu'elles aboutissent. Il faut que, de part et d'autre, les négociateurs se rencontrent sur un terrain commun; et, ce terrain, vous 1'avez fermé ! Vous avez loué à juste titre l' intelligence politique de votre agent à Pékin ; vous lui avez donné pour instructions, avec non moins de raison, de se montrer facile et large à toutes les ouvertures qui lui seraient faites.
Mais quelles propositions voulez-vous qu'on lui fasse, puisque vous avez opposé un non possumus préalable à toutes les dispositions qui pouvaient servir de base à une négociation ? A quel résultat voulez vous que la mission de M. Tricou aboutisse quand vous avez pris le parti de déclarer tout d'abord inacceptables les conditions qu'on pouvait vous offrir ?
Si j'en crois le bruit public, vous auriez déjà un avant-goût des résistances, de l'obstruction automatique à laquelle vous vous êtes condamnés. On raconte que M. Tricou s'est arrêté à Shang-Haï pour conférer avec Li-Hung-Chang. Et c'est à la suite de cette première conférence que notre agent diplomatique, convaincu que l'accord était impossible, est allé à Pékin pour y poursuivre les négociations.

M. le ministre des affaires étrangères. Il n'y est pas, et il n'y a jamais été!

M. Jules Delafosse. Il n'est pas à Pékin ?

M. le ministre. Du tout ! il est à ShangHai.

M. Jules Delafosse. Je vais préciser ma question.

Est-il vrai que M, Tricou ait conféré avec Li-Hong-Chang à Shang-Haï, que l'accord ait été reconnu impossible entre eux et qu'il en appelle au vice-roi pour négocier directement avec lui ?
Pouvez-vous espérer et nous donner l'espérance que ces négociations engagées directement avec le vice-roi seront plus heureuses que celles qui ont eu lieu entre M. Tricou et Ii-Hong-Chang? Vous ne le pouvez pas, parce que que vous savez très bien que vos propositions se heurteront toujours aux mêmes fins de non-recevoir, aux mêmes difficultés, difficultés d'autant plus insurmontables qu'elles viennent de vous ; et c'est là, permettez-moi de vous le dire, l'inconvénient des résolutions violentes, le danger de la politique cassante et tranchante, politique qui honore assurément la netteté d'esprit de celui qui la pratique, mais qui, à mon sens, rend sa diplomatie singulièrement périlleuse. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Messieurs, au seuil de ces négociations, il y a une question primordiale sur laquelle je voudrais avoir des explications catégoriques, si M. le ministre peut nous les fournir : je veux parler de la question de la suzeraineté de la Chine sur l'Annam et, par conséquent, sur le Tonkin.
M. Bourée avait esquivé très habilement cette question délicate, mais M. le ministre des affaires étrangères l'a posée au Sénat, et c'est parce qu'il l'a posée que nous n'avons pas le droit de la négliger.
La Chine, messieurs, se prétend suzeraine, et elle fonde ses prétentions sur des traditions qui les justifient, à certains égards, et jusqu'en ces derniers temps. Elle rappelle que les princes des différentes dynasties qui ont régné sur le Tonkin ou sur l'Annam ont recherché et reçu l'investiture des empereurs de Chine; elle rappelle en même temps que, lorsque des insurrections ou des troubles ont éclaté soit dans l'une soit dans l'autre des deux régions, ce sont généralement des troupes chinoises qui sont allées y rétablir l'ordre.
A ces prétentions, la France oppose le traité de 1874, dont l'article 2 est ainsi conçu :
«Art. 2. — S. Exc. le Président de la République française, reconnaissant la souveraineté du roi de l'Annam et son entière indépendance vis-à-vis de toute puissance étrangère, quelle qu'elle soit, lui promet aide et assistance. »

Un membre au centre. Eh bien ?

M. Jules Delafosse. On me dit : Eh bien? Il est certain que ce texte est, en effet, très catégorique, et ne prête à aucune équivoque ; seulement, la Chine n'étant pas signataire du traité, ne se sent pas obligée par lui et elle répond, quand on lui oppose ce texte, qu'elle a protesté, dès qu'elle l'a connu.
Et de fait, nous avons agi, depuis neuf ans, après avoir aboli, par un traité à deux, la suzeraineté chinoise, nous avons agi, depuis neuf ans, comme si nous avions voulu lui en laisser l'illusion. Si la Chine n'est pas suzeraine, pourquoi lui avons-nous notifié le traité ? Pourquoi avons-nous permis au souverain de l'Annam de renouveler chaque année le témoignage de sa vassalité par l'envoi de présents comme en font les états vassaux au suzerain ? Pourquoi avons-nous permis, il y a quelques années, que la Chine envoyât des troupes dans le delta du fleuve Rouge pour y réprimer des actes d'insurrection et de piraterie, alors que ce soin nous incombait ?
Pourquoi la Chambre elle-même a-t-elle reconnu la suzeraineté de la Chine? Messieurs, je rappelle un fait dont la Chambre n'a certainement plus le souvenir, et dont peut-être elle n'a pas eu conscience. (Murmures).
Je vais m'expliquer, messieurs.
En 1879, un de nos honorables collègues, M. Bouchet, fut chargé de faire un rapport sur la pétition de M. Jean Dupuis, et c'est dans ce rapport, qui fut soumis à la sanction de la Chambre, que M. Bouchet insiste avec une remarquable énergie sur la suzeraineté de la Chine. J'ajoute que M. Bouchet a fortifié sa thèse de sérieux témoignages, tels que celui de l'amiral Duperré, ancien gouverneur de la Cochinchine, et celui de M. de Chappedelaine, ancien consul de France à Canton, qui tous deux proclament la suzeraineté de la Chine.
Si je ne craignais de fatiguer votre attention, je vous lirais.

(Rumeurs au centre.) A droite. Lisez ! lisez !

M. Jules Delafosse. Non, je ne le ferai pas. Je voulais parler de la publication faite par le Times des dépêches échangées, à ce sujet, entre le Gouvernement français et le marquis de Tseng. Je ne les lirai pas, pour ne pas allonger le débat ; mais je dis que, dans chacune de ces dépêches, le représentant de la Chine affirme la suzeraineté de son gouvernement avec une énergie qui, manifestement, ne se démentira jamais.
De son côté, le Gouvernement français n'est pas moins énergique. En effet, M. le ministre des affaires étrangères s'est prononcé sur cette question avec la netteté qui caractérise sa parole ; non seulement il nie la suzeraineté de la Chine, mais il déclare que la négation de cette suzeraineté est « le principe fondamental » de sa politique au Tonkin.
Ainsi les situations, de part et d'autre, sont nettement établies. La Chine affirme sa suzeraineté, la France la nie. J'ai l'honneur de demander à M. le ministre comment il entend résoudre ce conflit.

(Très bien ! — C'est cela ! à droite.)

Nous sommes à la veille d'une séparation qui sera longue et pendant laquelle aucun contrôle ne pourra s'exercer sur la politique du Gouvernement. Je serais, je l'avoue, très heureux d'apprendre si les négociations que le Gouvernement poursuit ont chance d'aboutir soit à un arrangement, soit à un état d'hostilité indéfini. (Très bien ! à droite.) - J'interroge, messieurs, parce que c'est mon rôle, et je n'en voudrais pas sortir. Cependant, si vous me permettez d'exprimer un avis, je dirai franchement que je n'ai pas encore compris l'importance exceptionnelle qu'on attache a cette question. Je crois que la suzeraineté de la Chine n'est pour elle qu'un titre idéal, qu'une satisfaction d'amour-propre, et je ne vois pas ce que notre politique au TonKin aurait à en souffrir. Qu'est-ce que cela nous fait que la Chine soit suzeraine ou non, si elle s'abstient de toute immixtion dans le gouvernement ou dans l'administration de notre protectorat? Eh! messieurs, il y avait plus près de nous une autre suzeraineté mieux établie, garantie par le concert des grandes puissances européennes : c'était la suzeraineté de la Porte sur l’Égypte. Est-ce que l'Angleterre s'est attardée à contester cette suzeraineté? Pas le moins du monde ! Elle a pris l’Égypte pour elle et elle a laissé le titre au sultan.

(Très bien! très bien! à droite.)

J'ai fini, messieurs ; mais, avant de descendre de la tribune, je vous demande la permission de rappeler un souvenir.
J'ai combattu pendant trois années consécutives les innovations des différents cabinets qui se sont succédés dans la politique extérieure. J'ai dit que le maintien, que le salut de notre influence et de nos intérêts en Orient était intimement lié au respect de nos traditions. Cette politique, que je n'avais aucun mérite à défendre, parce que je l'ai recueillie dans l'histoire même de la France, n'a pas prévalu. Vous savez ce qu'il en est advenu : nos intérêts et notre influence en Orient ont à peu près disparu.

(Protestations sur plusieurs bancs à gauche et au centre.)

A droite. Ce n'est que trop vrai!

M. Jules Delafosse. Il me paraît difficile que l'on conteste un fait aussi évident que douloureux. La France a presque disparu de l'Orient; c'est l'Angleterre qui a pris sa place.
Je vous dis aujourd'hui, avec la même conviction : Prenez garde à l'hostilité, ouverte ou cachée, de la Chine, parce que la sécurité de notre établissement au Tonkin dépend absolument de nos rapports avec elle. Si ces rapports sont bons, le protectorat de la France peut être une œuvre féconde ; s'ils sont mauvais, l'entreprise que vous allez poursuivre ne fera que nous imposer des sacrifices sans mesure et des épreuves sans fin. (Applaudissements à droite. )

M. le président la parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

M. le ministre des affaires étrangères. Messieurs, il y aurait eu beaucoup de présomption de ma part à croire que l'honorable M. Delafosse pouvait se contenter des réponses que j'ai faites aux questions de M. Granet.
Il a découvert dans mon langage maintes contradictions ; il s'est plaint de n'avoir rien appris de ce qu'il désirait savoir ; il nous a accusé, — c'est une accusation grave, — de dissimuler au Parlement tous les documents qui seraient de nature à l'éclairer.
Je regrette cette accusation. La Chambre sait que je respecte profondément son droit, mais le désir que j'aurais de satisfaire à toutes les exigences de la curiosité la plus patriotique , et la plus respectable ne saurait aller jusqu'à compromettre les intérêts qui sont remis entre nos mains. (Très bien ! très bien !) Et, cependant, je ne désespère pas de donner à l'honorable M. Delafosse, au moins sur un point et sur la question qui lui tient le plus au cœur, une satisfaction plus grande qu'il ne l'attend. (Sourires approbatifs.) Tout le monde sait combien l'honorable M. Delafosse se montre depuis longtemps inquiet de nos rapports avec la Chine. Son discours est empreint au plus haut degré de cette préoccupation ; j'ose dire qu'elle est la raison d'être de l'interpellation qu'il nous fait l'honneur de nous adresser. Il nous reproche d'avoir repoussé un arrangement qu'il déclare excellent, tout en regrettant de ne le pas connaître. (Rires.)

M. Jules Delatosse. Je le connais par vos objections.

M. le ministre. Peu s'en faut qu'en dépit des dates, en déril de l'enchaînement et de la succession des faits, il ne fasse peser sur nous la responsabilité d'un évènement douloureux, qui n'a visiblement rien à faire avec le fameux arrangement. Son discours résume, on peut le dire, avec autorité, toutes les imputations, toutes les allégations, toutes les insinuations, parties nous savons de quels côtés, qui remplissent depuis des semaines, les journaux et les correspondances.
Cette insistance, messieurs, me donne le droit ou plutôt elle m'impose l'obligation d'aborder, moi aussi, le sujet qu'il a traité. Je le ferai avec franchise et avec l'espérance d'éclaircir peut-être des points obscurs ou obscurcis à dessein. (Très bien ! très bien ! à gauche), si l'Assemblée veut bien me prêter son attention. (Parlez ! parlez!) et m'accorder en même temps un peu de son indulgence, que j'ose réclamer en raison de la délicatesse des explications qui me sont demandées et que je vais fournir.
Et d'abord, messieurs, il est une question qui a été présentée comme le point de départ, je dirais, si je ne craignais d'employer mal à propos une expression relevée bien durement par M. Delafosse, — comme la clef de cet imbroglio.
C'est messieurs, la question de l'accueil fait au traité de 1874, et des protestations que la Chine y aurait opposées dès qu'elle l'a connu. Il y a là une erreur grave, étrange, car non seulement elle s'écarta du vrai, mais elle en est absolument le contre-pied.
Permettez-moi de vous raconter brièvement cette histoire.
Le traité politique avec l'Annam, conclu depuis près d'une année par l'amiral Dupré, venait d'être ratifié par l'Assemblée nationale.
Des bandes de Chinois de toute espèce, de brigands surtout, envoyées ou favorisées par les gouverneurs des provinces méridionales de la Chine, infestaient, alors comme aujourd'hui, le nord du Tonkin. Or le traité nous donnait à nous — et a nous seuls — le droit de maintenir ou de rétablir l'ordre dans le Tonkin. Le 27 février 1875, M. le duc Decazes, qui était alors ministre des affaires étrangères, donne communication à notre chargé d'affaires à Pékin, M. le comte de Rochechouard, du traité qui vient d'être ratifié, et il l'invite en même temps à demander au gouvernement chinois de faire rentrer les bandes qui se trouvaient au Tonkin. Après avoir signalé à l'attention de notre agent l'article 2 du traité, où sont reconnues la souveraineté et l'indépendance du roi d'Annam, après avoir tiré les conséquences qui en résultent évidemment, il ajoute les lignes que voici « ...En présence d'une situation aussi nette, il y a lieu de croire que le Tsong-Ly Yamen renoncera pour l'avenir à toute idée de faire intervenir les troupes impériales dans des province qui font partie du territoire annamite et dans lesquelles nous ne saurions plus reconnaître à d'autres qu'à nous-mêmes le droit de rétablir l'ordre et d'assurer la tranquilité des populations.»
M. le comte de Rochechouard exécute le 24 mai de la même année, les instructions qu'il a reçues. Il fait auprès du gouvernement chinois la démarche qui lui a été prescrite, il lui demande de donner des ordres précis aux autorités des provinces du sud de la Chine, lesquelles n'avaient pas paru au gouvernement français animées de dispositions satisfaisantes, pour qu'elles aient à rappeler les détachements qu'elles avaient envoyés au Tonkin et à empêcher l'entrée de nouvelles bandes.
Et il s'exprime ainsi : « Votre Altesse Impériale verra. »
Il s'adresse au prince Kong, qui était dès lors président du Tsong-Ly-Yamen et qui l'est encore aujourd'hui.
« Votre Altesse Impériale verra que dorénavant c'est à la France qu'il appartient de veiller à la sécurité et à l'indépendance de S. M. Tu Duc, et le gouvernement chinois comprendra, je n'en doute pas, combien il est nécessaire pour le maintien des bonnes relations qui existent entre la France et la Chine de donner les ordres les plus sévères aux autorités du Yunnan pour les engager non seulement à empêcher de nouvelles bandes chinoises d'entrer dans le royaume d'Annam, mais même à rappeler celles qui s'y livrent actuellement à toutes sortes de sévices.»
Que répond là prince Kong, président du Tsong-Ly-Yamen ? Il répond, le 15 juin 1875, en expliquant la présence des bandes chinoises dans l'Annam par ce fait que l'Annam a été, de temps immémorial, tributaire de la Chine et que la Chine, sollicitée par l'Annam, qui était infesté de brigands, de lui prêter son concours pour les chasser, a dû accéder à cette demande. Mais il ajoute aussitôt qu'en présence des déclarations qui lui ont été faites, après ce qui lui a été dit, c'est-à-dire après la communication du traité de 1874, il se croit tenu de donner aux gouverneurs des provinces méridionales les ordres qu'on lui demande. Sa lettre à notre chargé d'affaires se termine ainsi : « La Chine a envoyé des troupes dans l'Annam, sur la demande du gouvernement de ce pays et dans le but de détruire le brigandage.
Les soldats chinois qui se trouvent sur la frontière du Yunnan sont là dans le but de protéger l'Annam contre les attaques des brigands et. en même temps, d'assurer la sécurité du Yunnan. Quant aux bandes qui passent la frontière, les autorités provinciales ne peuvent les laisser faire sans manquer à leur devoir; elles doivent les poursuivre et les punir. Après ce que vous nous avez dit, nous nous croyons tenu d'écrire de nouveau au gouverneur du Yunnan pour l'engager à arrêter sévèrement les bandes qui tenteraient de pénétrer dans l'Annam. »
Je voudrais, messieurs, qu'on me dit où sont, dans les lignes que je viens de vous lire, les protestations et les réserves dont on tant parlé. Le Gouvernement français fait donner communication du traité de 1874 à la Chine.
Pourquoi ? Pour lui demander une approbation dont la France n'a pas besoin, que la China n'a ni à donner ni à refuser? Nullement. Nous faisons connaître à la Chine une situation nouvelle, et, pour éviter des malentendus, nous demandons qu'en raison de cette situation et du droit qu'elle a crée les bandes chinoises soient rappelées en Chine, et c'est pour justifier cette demande que nous produisons le traité de 1874. Le gouvernement chinois ne réclame pas, il explique par d'anciens rapports, par des raisons de voisinage , par des liens d'origine ancienne, la présence des bandes chinoises au Tonkin; mais il ne proteste pas, il ne réclame pas; non seulement il ne réclame pas, mais il fait immédiatement droit à nos propres réclamations en disant : « Après ce que vous nous avez dit, nous nous croyons tenus d'écrire de nouveau au gouverneur d'Yunnam, pour l'engager à réprimer sévèrement les bandes qui tenteraient de pénétrer dans l'Annam.»
Il n'y avait donc, messieurs, du côté de la Chine, aucun droit allégué ni reconnu qui nous obligeât de traiter avec elle.
Il n'y avait aucun droit qui expliquât les négociations dans lesquelles on s'est engagé précipitamment, et j'ajouterai sans crainte, témérairement, au mois de novembre 1882.
Je suis obligé, messieurs, d'aborder ce sujet, vraiment bien rebattu, du traité on plutôt de l'arrangement Bourée. J'espère cependant le renouveler un peu, non pas en le discutant, mais en le plaçant sous vos yeux. J'espère, messieurs, que l'impatience que témoignait M. Delafosse de le connaître sera satisfaite.

M. Jules Delafosse. Trop tard !

M. le ministre ...et j’espère aussi que les journaux, au milieu de leurs rigueurs, me sauront peut-être quelque gré de leur fournir ce nouvel aliment. (Sourires et marques d'approbation à gauche et au centre.) Je ne crains qu'une chose : c'est qu'après tant d'analyses, de discussions, de censures, et après le résumé exact qu'en vient de faire l'honorable M. Delafosse, ce document ne vous paraisse manquer un peu de nouveauté et d'intérêt.
Quel que soit, au surplus, l'intérêt de cette communication, je suis obligé de faire remarquer que ce traité précieux, dont le rejet est l'objet de tant d'amers regrets, a été conclu bien vite ; cet arrangement a été fait, je n'ose dire par un coup de tête, mais au moins par une sorte d’illumination soudaine. L'auteur de cet arrangement ne s'était pas toujours montré si pressé de négocier. Vous en jugerez, messieurs, si vous voulez bien me permettre de rapprocher quelques dates.
L'arrangement dont il est question est du 28 novembre ; le 4 novembre, dans une dépêche importante, notre agent en Chine se plaint encore avec une véritable amertume de l'indécision de notre politique, de notre maladroite et malencontreuse longanimité ; il réclame avec énergie des actes significatifs.

M. Freppel. Il a raison !

M. le ministre.il déclare que, tant que nous n'aurons pas affirmé par quelque démonstration énergique la situation que nous entendions prendre dans le bassin du fleuve Rouge, il est inutile de prolonger avec le Tsong-ly-Yamen des discussions stériles, qui ne sauraient assurément pas modifier en rien les idées du gouvernement chinois. Et dans la même dépêche, à propos de certains projets conçus et caressés par le gouvernement chinois, projets dont il n'a encore qu'une connaissance vague par certaines confidences faites à son interprète, il revient sur la nécessité d'une action énergique ; il s'exprime sur l'idée de cet arrangement en termes d'une extrême vivacité ; il critique par avance, avec beaucoup de force, les idées qui faisaient la substance de ces projets.
Il résume enfin son opinion dans les lignes que voici :
« Je ne craindrais rien tant, quant à moi, que d'être saisi par le Gouvernement chinois d'une proposition tendant à faire délimiter, comme je viens de le dire, les actions respectives de la Chine et de la France au Tonkin. Je tiendrais, pour les raisons que je viens de développer, un pareil arrangement comme détestable et comme devant nous faire perdre les principaux fruits de la politique nouvelle que nous aurions inaugurée. »
Et, de peur qu'on ait l'idée de lui parler de cet arrangement, de lui en donner communication, il songe à quitter Shang-Haï. Or quel est cet arrangement? Précisément celui que, quelques semaines après, il acceptait avec tant d'empressement.

M. Freppel. Parce qu'il voyait que vous ne faisiez rien !

M. le ministre. Trois semaines se passent. Nous sommes au 23 novembre. M. Bourée, mieux informé des desseins et des vues réelles du gouvernement chinois, puisqu'il lui a été fait, malgré lui sans doute, des ouvertures dans la forme la plus positive et la plus claire, à la date du 21 novembre, n'a nullement changé d'opinion; il continue à repousser ce qu'on lui propose, sans s'abuser d'ailleurs sur les protestations qu'il reçoit du Tsong-Ly-Yamen, sans cesser de réclamer une action énergique : « Il me paraît bien difficile, dit-il, au point où sont arrivées les choses, d'obtenir du gouvernement chinois qu'il retire ses troupes ; alors même qu'il me le promettrait, je ne voudrais pas compter sur sa promesse ; aussi, comme je l'écrivais à Votre Excellence dans un de mes précédents rapports, tout l’intérêt des discussions de principe que je pourrais encore avoir ici semble épuisé. Il ne nous reste plus qu'à agir, et à agir avec autant de promptitude que de vigueur, si nous ne voulons pas laisser s'accumuler contre nous au Tonkin des obstacles.»
Et dans la même dépêche il ajoute ces lignes patriotiques, que je ne veux pas manquer de placer sous vos yeux : « Je n'entrevois pas sans la plus poignante inquiétude ce qui adviendrait de nous, de notre influence, de nos conquêtes dans ces mers, de la sécurité de nos nationaux dans tout l'extrême Orient si la crainte d'engager tout des opérations de guerre étendues dans ces contrées lointaines devait nous faire renoncer à des projets si bruyamment annoncés, ayant même reçu un commencement d'exécution et qu'une démonstration militaire de la Chine nous aurait contraints à abandonner, là même où des traités remontant seulement à six années nous ont constitué, avec une situation privilégiée, des droits dont tous les grands cabinets européens ont été appelés à reconnaître solennellement l'existence..
Ainsi pense, ainsi parle, ainsi écrit M. Bourée le 23 novembre, et le 28 novembre il accepte les conditions qu'il avait repoussées jusque-là avec tant d'énergie et de raison.

M. Freppel. Il a été prophète ! Il a vu que vous ne faisiez rien.

M. le ministre. Que s'était-il donc passé, messieurs? Rien, absolument rien de nouveau. M. Bourée, qui est en Chine depuis plusieurs années, et qui connaît les Chinois, voit tout à coup la guerre lui apparaître imminente, inévitable, Pourquoi? Parce qu'il y avait des bandes chinoises au Tonkin ? Mais il y en avait en 1875, et il avait suffi d'une démarche de M. de Rochechouart pour les faire rappeler. Il y en avait en 1879, et elles s'étaient également retirées. Il y en avait à la fin de 1881 et au commencement de 1882, et elles avaient disparu sur un ordre vigoureux et nécessaire donné par le gouverneur de la Cochinchine au commandant Rivière de les traiter en ennemis. Que s'était-il passé? Je ne me charge pas de découvrir, encore moins de vous faire connaître avec certitude les raisons psychologiques ou politiques de cette brusque évolution.
Ce que je puis dire, c'est que ce revirement a été malheureux, et que les négociations qui l'ont suivi n'ont été et ne pouvaient être qu'une cause d'embarras.
Voici le mémorandum.
Nous avons pensé, messieurs, — tant de bruit ayant été fait sur un document auquel nous n'attachions pas, quant à nous, une si grande valeur, — qu'il est temps que l'opinion de la Chambre et du pays soit fixée ; nous estimons aussi le moment venu de savoir si la Chambre veut, en nous donnant sa confiance, mais en nous la donnant à bon escient et en pleine connaissance de cause, nous armer de la force dont nous avons besoin dans les circonstances actuelles.
Je prie la Chambre de vouloir bien écouter avec patience une lecture qu'elle pourra trouver fastidieuse.
« Après avoir étudié sous toutes ses faces la meilleure forme à donner à un arrangement qui concilierait les intérêts chinois et français engagés dans cette délicate affaire, j'en suis venu à mettre sur le papier 1' espèce de mémorandum que voici : « I. - Moyennant que les troupes impériales évacueront les territoires qu'elles occupent au delà des frontières du Yunnan et du Kouans-si et rentreront dans leurs provinces respectives ou du moins n'en dépasseront pas les limites au-delà d'un nombre déterminé de lis. M. Bourée remettra au Yamen une dépêche dans laquelle il sera expressément déclaré que la France ne poursuit dans cette contrée aucune idée de conquête, ni aucune entreprise contre la souveraineté territoriale du roi d'Annam.
« II. — La France cherche surtout à ouvrir une voie fluviale qui mette en communication le Yunnan avec la mer. Pour tirer parti de cette voie, il est indispensable que celle-ci aboutisse à un point du territoire chinois où il serait possible d'établir des établissements commerciaux, des magasins, des entrepôts, des quais, etc.
« Autrefois, il avait été question, à cet effet, de Man-hao. Mais ce n'est là qu'une misérable bourgade entourée de populations pillardes et dangereuses. Un peu en aval (en territoire annamite), sur le Song-Koï, se trouve la ville de Lao kaï, offrant beaucoup plus de ressources, toutes les sécurités qui manquent à Man-hao, et enfin le fleuve y est sensiblement plus profond. Si l'on adoptait Lao-kaï comme terminus de la navigation ascendante dans le fleuve Rouge, le gouvernement chinois considérerait cette ville comme faisant partie de son territoire, de telle sorte que les douanes chinoises y seraient établies et que les produits étrangers ayant franchi cette barrière se trouveraient placés, au delà, sous le régime ordinaire de tous les produits qui ont pénétré dans l'intérieur de la Chine par les ports ouverts. D'autre part, le gouvernement impérial ferait le nécessaire pour faciliter l'arrivé à Lao-kaï des produits intérieurs destinés à l'exportation (destruction des brigands, taxes frontières de la douane reportées à Lao-kaï, etc.).
«III. — Afin de purger le Tonkin des bandes de malfaiteurs qui le désolent et le rançonnent, et de procurer au pays une administration régulière, offrant pour tous des garanties d'ordre et de sécurité, les deux gouvernements s'accorderaient pour tracer une ligne de démarcation qui devrait être établie d'un commun accord dans la contrée comprise entre le fleuve Rouge et les frontières de la Chine; les territoires situés au nord de cette ligne seraient placés sous la surveillance de la Chine, tandis que la région qui s'étendrait vers le midi se trouverait sous celle des autorités françaises.
« IV. — La Chine et la France s'engageraient réciproquement à maintenir le statu quo ainsi convenu et à protéger éventuellement l'intégrité du Tonkin, dans ses limites actuelles, contre toute entreprise du dehors qui serait de nature à y porter atteinte. »
Tel est, messieurs, dans la forme que lui a donnée notre agent, cet arrangement qui devait couper court à tous les embarras, aplanir toutes les difficultés, résoudre définitivement cette affaire du Tonkin, en suspens depuis sept années. Tel est cet arrangement dont aucune clause, comme vous le voyez, n'a reçu une forme précise et définitive, dont l'idée répondait assurément aux vues du gouvernement de Pékin, puisque c'est lui-même qui l'avait proposé, et cependant, dont le gouvernement de Pékin n'a jamais accepté la teneur.
Tel est cet arrangement, recommandé avec une ardeur sans pareille par M. Bourée, adopté de confiance et préconisé avec bruit par ses amis, qu'on nous reproche si amèrement d'avoir repoussé.
M. Delafosse, plus sévère que personne, nous accuse de l'avoir repoussé, je ne sais par quelle impulsion aveugle, par quel goût des aventures, sans examen ni réflexion. Eh bien, M. Delafosse n'est pas assez sévère; la faute, s'il y en a une, est plus grave qu'il ne pense.
C'est après y avoir réfléchi, c'est sciemment, c'est après un examen réitéré, mais sans hésitation que nous l'avons repoussé. (Très bien ! très bien !) N'attendez pas de moi que je revienne sur les objections que cet arrangement nous paraît soulever et que j'ai déjà formulées ailleurs.
Je veux indiquer, d'un mot, la raison selon nous décisive pour laquelle il nous était absolument impossible de l'accepter. Cette raison, messieurs, c'est qu'un pareil arrangement, si vous y regardez de près, implique une véritable, une complète impossibilité.
Comme M. Bourée s'en était parfaitement aperçu dès la première heure, et comme il l'avait dit avec une parfaite justesse, cet arrangement c'est tout simplement le partage du protectorat. Eh bien, messieurs, le protectorat est un système bon ou mauvais ; on peut lui préférer le système de l'annexion directe ou bien de l'occupation partielle, ou bien de l'occupation d'un point unique, comme l'a proposé M. Perin; mais, lorsqu'on l'accepte, il faut l'accepter avec ses conditions essentielles.
Or, sa condition, c'est qu'il ne souffre pas départagé, et cela par une raison évidente, c'est qu'il ne peut être partagé sans mettre aux prises fatalement, nécessairement et à bref délai, les protecteurs. (Vifs applaudissements.)
Comment, messieurs, la présence au Tonkin de troupes chinoises, de bandes chinoises, est l'origine de tous les embarras contre lesquels nous nous. débattons, et vous voulez leur ouvrir le Tonkin en vertu d'un traité formel ! Mais, messieurs, cela est véritablement impossible ! Car il ne s'agit pas, comme on l'a dit, d'une zone neutre à créer, mais bien d'une région tout entière à placer sous l'autorité immédiate de la Chine. Vous voulez mettre en contact quotidien, permanent, inévitable, les fonctionnaires français et les mandarins chinois, représentant des idées, des systèmes, des intérêts différents, qui, pour coïncider à quelques égards, n'en sont pas moins profondément distincts, et vous ne voulez pas voir dans un pareil arrangement une source intarissable de démêlés et une cause certaine de guerre prochaine ! ( Applaudissements à gauche et au centre.)Voilà la raison positive et pratique, tirée de la nature même des choses, qui nous a décidés à repousser l'arrangement qui nous était proposé, et nullement un intérêt d'amour-propre, ou je ne sais quelles objections frivoles contre les prétentions de la Chine à une suprématie plus ou moins constatée.
Vous le disiez avec raison, monsieur Delafosse : Que nous font à nous les rapports d'étiquette qui peuvent exister entre la Chine et ses voisins? Que peut nous faire la suprématie ou civile, ou religieuse, ou simplement historique, qu'elle réclame sur les pays qui l'entourent? Qu'est-ce que tout cela peu nous faire, si elle ne prétend pas en tirer à l'heure qui lui conviendra un droit d'immixtion, avec lequel nous ne serions jamais en sûreté et avec lequel il n'y aurait pour nous que des traités précaires, avec lequel il n'y aurait jamais rien de fini? Si elle prétend en tirer un pareil droit, nous ne pouvons accepter cette suprématie. Mais si c'est simplement un titre d'honneur qui peut avoir à ses yeux un grand prix, qui peut avoir, au sein de cette civilisation si éloignée de la nôtre, une grande valeur ou une grande importance, qu'est-ce que cela peut nous faire, et pourquoi y ferions-nous obstacle ? (Marques d'approbation à gauche et au centre.)
Mais ce n'est pas pour cela que nous avons rejeté le projet de M. Bourée; ce que nous avons repoussé, ce que nous repoussons, c'est une combinaison contradictoire où nous n'apercevons qu'une source d'embarras et de conflits inévitables. (Nouvelle approbation sur les mêmes bancs.)
Messieurs, j'en ai fini avec les préliminaires, car ce ne sont là que des préliminaires; la, fond de votre interpellation est de savoir où nous en sommes, à l'heure qu'il est, avec la Chine.
Ce que je vous ai dit tout à l'heure, avec la réserve nécessaire, ne vous suffi pas. Eh bien si je le puis, j'essayerai d'y ajouter, très rapidement, quelques nouvelles indications.
Tout le monde comprend que je ne puis aller bien loin dans ces explications.
Mais si j'use de circonspection dans ce que je dirai, cette circonspection ne coûtera rien à la sincérité ; j'essayerai toutefois de ne pas prononcer une parole qui ne soit conforme aux habitudes de la diplomatie; j'entends d'une diplomatie correcte et serieuse car il y en a une autre qui prend aujourd'hui de grandes libertés, qui se répand en conversations avec les premiers venus... (Rires approbatifs et applaudissements à gauche et au centre !) en communications sans authenticité, en explications qui peuvent être retirées, retournées, désavouées, une diplomatie, je n'hésite pas à le dire, insolite, aidée d'une autre diplomatie interlope, car elle ne saurait être imputée à aucun diplomate de profession...

A gauche Très bien ! très bien !

M. le ministre des affaires étrangères... diplomatie qui a pour effet, sinon pour but, — qui a peut-être pour but — de troubler l'opinion et les sentiments publics en leur donnant le change à chaque instant (Vifs applaudissements à gauche et au centre), diplomatie qui serait sans péril pourtant si elle ne rencontrait pour auxiliaires une curiosité banale, qui se repaît avec avidité de renseignements quelconques, et les déclamations intéressées de tous les ennemis de la France.

(Applaudissements répétés à gauche et au centre )

Cette diplomatie, messieurs, nous ne la connaissons pas, nous n'en tenons aucun compte ; nous nous en tenons aux déclarations qui nous sont faites, à nous, avec l'autorité d'un ambassadeur qui parle en vertu d'instructions qu'il déclare avoir reçues.
Eh bien, il résulte des déclarations de M. le marquis de Tseng, recueillies au sortir même de l'entretien, et scrupuleusement consignées par écrit, que la Chine n'a aucune pensée d'agression; qu'elle sait la France assez forte pour faire au Tonkin ce qu'elle voudra. (Très bien ! très bien ! à gauche et au centre) et que la Chine, en dépit des objections qu'elle êlève et qu'elle se croit autorisée à maintenir, ne considèrera pas ce que nous faisons au Tonkin comme un cas de guerre ou de rupture. (Nouvelle approbation sur les mêmes bancs.)
Il résulte de ces déclarations que si la Chine continue à parler des liens qu'elle dit exister entre elle et l'Annam, elle reconnaît cependant que, après les événements de la fin de mai, après l'injure faite à nos armes et que nous ne pouvons laisser impunie, nous sommes en droit de demander des comptes au roi d'Annam, et que si elle ne se désintéresse pas des affaires de l'Annam, d'un autre côté, conformément a la conduite tenue par le prince Kong en 1875, elle laisse aux pays tributaires une grande indépendance. Elle ne les dirige pas, elle leur permet de traiter avec d'autres États. Il résulte de ces déclarations que la Chine répudie la responsabilité qu'on pourrait vouloir lui attribuer par suite de la présence de Chinois dans les rangs des Annamites.
Voilà ce qui résulte des déclarations que nous avons recueillies et qu'une lettre postérieure que nous avons reçue il y a trois jours, malgré les rectifications qu'elle formule en termes d'ailleurs assez peu précis, ne saurait ni affaiblir ni annuler. Sur nos réponses, M. le marquis de Tseng a reconnu qu'il y avait, entre la Chine et nous, une possibilité d'entente; il nous a témoigné sa satisfaction des dispositions que nous lui avions manifestées, et il nous a priés de télégraphier à M. Tricou ce que nous lui avions dit. Nous avons fait, et M. le marquis de Tseng nous a remerciés. Nous savons qu'il y a eu à Shang-Hai, le samedi 30 juin et le dimanche ler juillet, entre notre agent et les négociateurs chinois deux longs entretiens, dans lesquels Li-Hong-Tchang a montré des dispositions conciliantes. Nous savons aussi qu'il est parti pour Tien-Tsin le mercredi 4 juillet, quarante-huit heures après qu'avait été fixé le jour de ces interpellations, et nous n'avons aucune raison de croire que l'interruption des pourparlers qui résulte de ce départ doive durer longtemps. Mais, quelle qu'en soit la durée, je l'ai dit et je le répète nous serons patients, parce que nous pouvons l'être.
Notez-le bien, messieurs, il n'y avait entre la Chine et nous aucune question ; nous n'avions nul besoin de négocier avec la Chine avant les négociation, selon nous malencontreuses, dans lesquelles s'est engagé notre agent au mois de novembre. Aujourd'hui, après l'émotion, sincère ou factice, causée par le rejet de cet arrangement, en Chine et en France, nous consentons à chercher de bonne foi et nous accepterons sans arrière-pensée une combinaison qui assure tous les intérêts. Mais est-il besoin de le dire ? Qu'on apporte dans ces négociations une lenteur qui est assez dans les habitudes du Céleste Empire, qu'on nous renvoie d'un négociateur à un autre, de Paris, à Shang-Haï, de Shang-Haï à Paris, procédé dont nous ne nous étonnerions pas davantage, cela ne saurait ni changer ni retarder nos résolutions.
Nous poursuivrons notre entreprise au Tonkin, nous nous y établirons sur le pied qui nous appartient, nous saurons nous y mettre à l'abri de tout mauvais dessein. Cela fait, et lorsque, après avoir réfléchi aussi longtemps qu'il lui plaira, sur l'arrangement dont je vous ai donné les lignes principales, arrangement équitable, raisonnable, honorable, le gouvernement chinois sera prêt à en discuter sérieusement les conditions, il nous trouvera, comme aujourd'hui, sans impatience et sans colère. Nous ne nous refuserons pas, même alors, à chercher ce qui peut assurer l'exercice de tous les droits et servir de base solide à des relations pacifiques.

(Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

M. Paul de Cassagnac. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. Blancsubé.

M. Paul de Cassagnac, au pied de la tribune. Mais, monsieur la président, j'interpelle; j'ai bien le droit de répondre au ministre. M. Blancsubé n'est pas interpellateur? Très bien! à droite. - (Réclamations à gauche.)

M. le président. Cela ne peut nuire à son tour d'inscription. La parole est à M. Blancsubé.

M. Paul de Cassagnac. Alors vous voulez enlever la parole aux interpellateurs? (Exclamations à gauche.)

M. Clémenceau. Mais non ! Vous parlerez après.

M. Paul de Cassagnac. J'ai signé l'interpellation ; ce n'est pas à M. Blancsubé à répondre au ministre.

(Interruptions à gauche. )

M. le président. Le droit de M. Blancsubé ne peut être contesté.

M. Paul de Cassagnac. Par exemple !

M. le président. Il est inscrit le premier.

M. Paul de Cassagnac. Mais, moi, je suis un des signataire de l'interpellation.

(Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs.)

Plusieurs membres à gauche. Laissez parler M. Blancsubé.

M.Paul de Cassagnac. Ceci veut dire que vous ne voulez pas me laisser parler...

Voix à gauche. Mais pas du tout !

M. le président. Permettez, monsieur de Cassagnac, il n'a jamais été entendu et il ne peut être soutenu que tous les signataires d'une interpellation pourraient successivement prendre la parole...

M. Paul de Cassagnac, C'est une question à régler, !

M. le président... au détriment de ceux des autres députés qui se sont fait inscrire.
La parole est à M. Blancsubé.

M. le vicomte Desson de Saint- Aignan. Mais une signature apposée au bas d'une demande d'interpellation équivaut pour le signataire à une inscription.

M. Paul de Cassagnac. Voulez-vous, monsieur le président, me permettre de poser la question à la Chambre?

Sur divers bancs à gauche et au centre. Non ! non !

M. le président. La question est résolue.

Monsieur Blancsubé, vous avez la parole.

M. Blancsubé. Je vais donner satisfaction à mon honorable collègue M. Paul de Cassagnac en lui faisant savoir que mon intention n'est pas d'occuper la tribune plus de dix minutes.

M. Paul de Cassagnac. C'est une question de droit que je défends.

M. Clémenceau. Il fallait vous faire inscrire.

M. Blancsubé. Messieurs, je répète que mon intention, à cette heure avancée, n'est pas de faire un discours, mais je ne peux pas laisser passer, sans appeler l'attention de la Chambre, qui peut-être n'a pas été suffisamment éveillée, la déclaration que la Gouvernement a faite au point de vue de la façon dont il entend amener la solution de la question du Tonkin.
Il y a plusieurs manières de la résoudre qui ont été successivement présentées dans des projets de loi ou à cette tribune ; par des orateurs. Il y a l'annexion pure et simple, il y a le protectorat avec un roi national, par exemple, en le détachant du surplus de l'empire d'Annam. Il y a le protectorat en respectant la souveraineté de Tu Duc.
C'est là ce dernier parti que le Gouvernement semble s'être arrêté, puisqu'il nous a fait connaître — ce sont les paroles de M. le ministre des affaires étrangères — qu'il était prêt à garantir à Tu-Duc l'intégralité de ses États. Et cependant, à un autre moment, après nous avoir dit qu'on ne voulait ni conquête ni annexion on s'est servi d'un nouveau mot, du mot «occupation définitive. »
Je ne sais trop, messieurs, quelle est la différence entre cette occupation définitive, « cet établissement solide » — c'est encore une autre expression dont on s'est servi, — cette prise de possession de tout le delta, depuis Hung-Hoâ, au nord de Sontay et au nord d'Hanoï par conséquent, jusqu'à la mer, et sur la mer de tous les points dont on aurait besoin.
Je m'étais imaginé que le projet présenté par le Gouvernement, qui a donné lieu a la loi du 26 avril, était un projet sérieux. On nous y parlait de l'établissement d'un protectorat, et j'aime à croire que c'est encore de l'établissement d'un protectorat qu'il s'agit.
Je ne serais peut-être point contraire à une annexion complète; mais encore je voudrais savoir, et la Chambre aussi, probablement, si telle est bien la pensée du Gouvernement, car à coup sûr les conséquences d'une action qui voudrait aboutir à une conquête, — disons les mots sans les déguiser,—serait autrement considérables, autrement dangereuses peut-être qu'une action qui viendrait aboutir à un simple protectorat.
L'histoire de l'Indo-Chine, et de l'Annam en particulier nous démontre que les indigènes, les Cochinchinois savent parfaitement ce qu'il en est de nos forces militaires, et, dans ses proclamations, le roi Tu-Duc, tout en nous appliquant l'épithète de sauvages ou de barbares, fait très loyalement connaître à ses sujets que nous l'emportons de beaucoup sur eux dans l'art de la guerre, et qu'en définitive nous aurons certainement le dessus dans une lutte à force ouverte.
Il s'est réservé alors la diplomatie. Ce qu'il a dit, il le répète encore aujourd'hui ; et vous pouvez tenir pour certain que maintenant, que la cour de Hué connaît les décisions du Parlement, qu'elle sait que nous ne voulons pas faiblir, elle doit être absolument disposée, malgré ce qu'on a appelé l'incident d'Hanoï, à traiter avec nous si on lui garantit l'intégralité de ses États. Je n'ai point de conseil à donner au cabinet à cet égard; mais, s'il s'agit d'un protectorat, je crois que le Gouvernement ferait bien de saisir l'occasion pour l'établir non pas seulement sur le Tonkin, mais sur l'Annam tout entier; et, de cette façon, le Tonkin ne serait pas séparé des autres possessions françaises en Indo-Chine.
Si l'on veut établir un protectorat, quel genre de protectorat veut on adopter?
Les faits de la politique moderne nous en font connaître deux.
Nous avons un protectorat en Tunisie; il relève directement de la métropole; les services de la Tunisie sont organisés par des lois, ils sont rattachés aux divers ministères. Est-ce cela que l'on veut faire au Tonkin, à 4,000 lieues de distance? Un moment, j'ai dû le craindre, car j'admirais l'imperturbable assurance avec laquelle le ministère de la marine prétendait organiser un pays dont le sort est encore incertain, et cela à 4,000 lieues. L'honorable M. Granet vous a fait connaître un décret rendu à la date du 26 mai, sur la proposition du seul ministre de la marine et des colonies , qui organise ou a la prétention d'organiser le Tonkin en désorganisant quelque peu la Cochinchine, il est vrai, à laquelle on prend un nombre considérable de ses fonctionnaires, sans lui demander si on ne la désorganisera pas. Mais on s'est aperçu, fort heureusement, que ce décret était absolument inconstitutionnel, que le chef de l’État n'a pas le droit d'organiser par décret un pays qui n'est pas une colonie française, et on nous a fait connaître le retrait de ce décret.
Ce protectorat, comment le veut-on? Le veut-on comme en Tunisie? Je vous ai fait connaître tout à l'heure ce qu'il était. On le y eut-on comme nous l'avons au Cambodge?
Nous avons, messieurs, avec le roi de Cambodge un traité que je tiens à la disposition de la Chambre. Par ce traité, le roi de Cambodge se place sous notre protectorat; nous avons auprès de lui un représentant ; nous dirigeons toute sa politique extérieure, comme en Tunisie eu comme nous avons le droit de l'Annam en nous tenant aux clauses strictes du traité de 1874. Mais, en dehors de ces conditions, le roi règne et gouverne. Il accepte, par exemple, un avis quaud il nous plait de lui en donner; et, lorsqu'il s'agit de faire respecter quelques-uns de cet grands principes que les rois asiatiques oublient quelquefois, il vient volontiers à résipiscence. Ainsi organisé, le protectorat a été très effectif et a donné d'excellents résultats. Peu à peu, nous avons pénétré dans le Cambodge. Le roi, aux termes mêmes du traité, doit être en relations, par 1'intermédiaire du représentant accrédité auprès de lui, avec le gouverneur de la Cochinchine, qui représente la France dans ces parages. (Aux voix ! aux voix !)

M. le président. Messieurs, veuillez faire silence.

M. Blancsubé. Le roi du Cambodge profite beaucoup de cette situation, car il a près de lui le représentant du pays protecteur, et le pays protecteur y gagne également, parce qu'il est placé auprès du protégé...

Plusieurs voix. Concluez ! — Aux voix !

M. Eugène Delattre. Parlez ! parlez ! Ces interruptions sont inconvenantes.

M. Blancsubé. On n'a pas voulu, aux yeux de ses sujets, lui donner le prestige que lui donneraient des rapports directs avec la métropole.
Le roi Tu-Dac, lorsqu'il était réduit à n'avoir de rapports qu'avec le seul gouverneur de la Cochinchine, se montrait beaucoup plus conciliant que lorsqu'on lui a donné le prestige d'avoir des rapports directs avec la métropole.
Il nous semble que le protectorat tel qu'il est organisé au Cambodge devrait être le modèle de celui qu'on pourrait organiser au Tonkin, car il est, dans un même pays, établi sur des races identiques, et il y a d'excellentes raisons pour que ce qui a été bon là soit également bon ici.
En définitive, si nous considérons notre position. dans l'Indo-Chine et dans ces affaires du Tonkin en particulier, nous avons bien le droit de chercher une solution en nous inspirant des intérêts français...

(Murmures. — Aux voix !)

Je crois que la Chambre hésiterait à me suivre si je cherchais quelle est la meilleure solution à prendre au point de vue des intérêts tonkinois.
M. le ministre des affaires étrangères nous a fait connaître que c'était la préoccupation de ces intérêts qui avait guidé le Gouvernement.
Je ne serai certes pas suspect lorsque je dirai que, moi aussi, je tiens à ce qu'on ne les néglige pas, à ce qu'on en tienne un grand compte, car j'ai toujours professé pour les populations tonkinoises la plus grande sympathie; mais au-dessus de ces intérêts tonkinois, je le répète, je place l'intérêt français.
Eh bien, l'intérêt français, il ne faut pas, pour le connaître, nous borner à le considérer au Tonkin sur les bords du fleuve Rouge; il faudrait peut-être, et même très certainement, l'examiner dans le monde entier. Mais, au point de vue de la question qui nous occupe, je me bornerai à le considérer dans l'lndo-Chine, ce pays où, à côté de la puissance anglaise, qui tient toute la partie occidentale de la péninsule, vous avez des pays dont le ministre des affaires étrangères nous a parlé et dont nous ne pouvons nous désintéresser.
Il y a là Siam, avec lequel M. Harmand, dont on vous a fait un éloge très mérité, est arrivé à nous donner des rapports beaucoup plus cordiaux que nous n'en avions eus jusqu'ici. Il y a la Birmanie, qui, les journaux le rappelaient aujourd'hui, recherche notre alliance maintenant comme autrefois.
C'est par le Cambodge que nous pénétrons dans ces pays, et le Cambodge est placé sous notre protectorat. Nous y avons tellement pénétré que nous y avons un tribunal de première instance, des écoles françaises, une administration des postes et télégraphes, avec des agents français, etc. Voilà où nous a amenés notre protectorat au Cambodge.
Voilà le résultat auquel nous sommes arrivés, et aujourd'hui les négociants français commencent à supplanter les négociants chinois ; ce sont des Français qui sont aujourd'hui fermiers de l'Etat, interprètes du roi, conseillers du roi ; ce sont des Français qui font aujourd'hui les affaires du roi. Peu à peu, et de la même façon, nous pourrons pénétrer dans l'Annam et dans le Tonkin, si nous y établissons un protectorat dans les mêmes conditions.
Je comprends que, tant que l'action militaire ne sera pas terminée, tant qu'on ne sera pas arrivé à un résultat à l'aide d'un traité avec le roi d'Annam, il soit bon que, provisoirement, et pendant que ces opérations ont lieu, le gouvernement de la Cochinchine, qui n'est pas à cinq jours, comme on le disait tout à l'heure, mais à 600 milles, c'est à-dire à peine à deux jours du Tonkin, voie sa responsabilité dégagée des opérations actives.
Mais dès que ces opérations seront finies, si la politique qui nous est annoncée par le Gouvernement est suivie, ce ne serait pas l'organisation du Tonkin, mais la désorganisation de la Cochinchine, et nous aurions uniquement travaillé pour les pays voisins et pour le compte des colonies anglaises. Voilà à quels résultats, s'il y persiste, nous mènerait la politique du Gouvernement.

(Très bien ! très bien! sur divers bancs à gauche.)

M. Paul de Cassagnac se présente à la tribune.

Plusieurs membres à gauche et au centre. Aux voix ! aux voix !

A droite. Parlez ! parlez !

M. Paul de Cassagnac. J'aurais un moyen pour obtenir la parole, c'est de la demander sur un ordre du jour...

M. Alfred Naquet. Vous l'avez ! Parlez !

M. Paul de Cassagnac...d'employer une des subtilités parlementaires qui suffisent en pareil cas. Mais je ne veux tenir la parole que de la bienveillance de mes collègues. (Parlez ! parlez !) D'ailleurs, l'heure avancée, les fatigues qu'a déjà supportées la Chambre, m'indiquent quel est mon devoir de réserve et de discrétion vis-à-vis d'elle. (Parlez! parlez !)

M. Delafosse, tout à l'heure, a avoué, et M. le ministre des affaires étrangères est venu le répéter à la tribune, qu'il n'avait rien appris dans le discours du ministre. Moi, je ne me plaindrai pas, comme mon collègue et ami s'est plaint; j'estime que j'ai peut-être beaucoup trop appris pour ce qui est et des intérêts compromis de la France, et de la redoutable responsabilité encourue par le Gouvernement républicain.
Je trouve que M. le ministre des affaires étrangères avait tort de déclarer qu'il serait sobre, de déclarer qu'il se tiendrait dans une suprême réserve. Il ne l'a pas fait; je l'en remercie. J'estime que, s'il en a dit, il en dit trop plutôt que pas assez.
Malheureusement pour lui, il ne s'est pas arrêté en route ; mais, contrairement à ce que disait M. Delafosse, il est allé loin, trop loin plus loin que ses collègues ne l'auraient voulu. (Mouvements divers.) Oui, plus loin que vous ne l'auriez voulu vous-mêmes, quand nous sommes arrivés par un mot, par une interruption, à lui faire dire à la tribune que la France avait la guerre, quelle était à l'état de guerre à l'heure qu'il est. Jusqu'à présent nous avions la chose, mais nous n'avions pas le mot. Nous verrons, en admettant que ce mot de M. le ministre des affaires étrangères vous inspire une gaîté quelconque, si cette gaîté vous suivra devant vos électeurs. (Vives rumeurs à gauche et au centre.) Il est évident que c'est, en effet, une préoccupation pour nous comme pour vous car nous avons la mémoire longue; nous n'avons pas oublié ce qui s'est passé en 1881. En 1881 nous avons assisté à un spectacle du même genre : il ne s'agissait pas du Tonkin, il s'agissait de la Tunisie; ce n'était pas M. Challemel-Lacour qui dirigeait la politique extérieure, c'était M. Jules Ferry. C'était avant les dernières élections. A cette époque-là, les faits se sont engagés dans les mêmes conditions déplorables. On nous disait : Il y a en Afrique des bandits.
Ces bandits s'appelaient des Kroumirs. Aujourd'hui on nous dit : Il y a des bandits au Tonkin. Ces bandits s'appellent des Pavillons noirs !.
M. le président du conseil. Vous n'y croyez pas?

M. Paul de Cassagnac. Non, monsieur, et je crois qu'il n'y a pas plus de raisons sérieuses de faire une guerre au Tonkin qu'il n'y en avait de faire une guerre en Tunisie ; je crois que, au fond de ces deux guerres, il y a les mêmes motifs, des motifs qu'on essaye de décorer ici de patriotisme ; et ces motifs sont absolument inavouables.

(Exclamations et rumeurs à gauche et au centre. — Cris : à l'ordre ! à l'ordre ! — Applaudissements à droite.)

M. le président du conseil. Expliquez-vous ! Veuillez préciser.

M. le président. Monsieur de Cassagnac, je vous ai rappelé à l'ordre il y a un instant ; je vous rappelle maintenant à l'ordre avec inscription au procès-verbal.

A gauche et au centre. Très bien ! très bien !

A droite. Voilà la liberté de la tribune!

M. Paul de Cassagnac. Je renonce à la parole.

(Nouveaux applaudissements.à droite. — Exclamations diverses à gauche et au centre.)

Je ne puis demeurer plus longtemps exposé aux pénalités du règlement ; dans de pareilles conditions, il m'est impossible de continuer; ma liberté n'existe plus.

De divers côtés. Continuez ! continuez !

M. Paul de Cassagnac. Je ne puis garder la parole en face d'un ministre qui me dit : « Expliquez-vous!» et d'un président qui épuise sur moi les sévérités du règlement, quand j'essaie de m'expliquer. Je maintiens ce que j'ai dit, mais je quitte la tribune.

(Applaudissements à droite.)

Et cependant, je pourrais dire combien il y avait, sous cette guerre, de choses monstrueuses.

A gauche et au centre. Lesquelles? lesquelles ?

M. Paul de Cassagnac. Est-ce que je puis poursuivre la discussion quand je suis à la veille d'être expulsé si je complète ma pensée ? (Bruit.) Ai-je la liberté de la tribune ? Je n'ai aucune liberté et je suis frappé d'un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal.

A gauche et au centre. Parlez ! parlez !

M. le président du conseil. Expliquez-vous !

M. Paul de Cassagnac. Si je continue, si je donne les explications que vous me demandez, la censure et l'exclusion sont au bout de cette discussion qui n'est ni libre ni loyale (Protestations à gauche et au centre.) Je constate que vous n'avez pas voulu la discussion et je regagne mon banc. (Très bien ! très bien! à droite.)

M. Ballue. Continuez ! mais précisez !

A gauche et au centre. Parlez ! parlez !

M. Paul de Cassagnac. Alors faites supprimer le rappel à l'ordre dont je viens d'être frappé !

(L'orateur descend quelques marches de la tribune.)

Divers membres à gauche. Expliquez-vous d'abord !

M. le président du conseil. Oui ! expliquez-vous !

M. Paul de Cassagnac remontant les degrés de la tribune. Il y a une chose, messieurs, que je n'accepterai jamais, c'est d'avoir l'air de déserter mon poste.

Sur divers bancs. Parlez ! parlez !

M. Paul de Cassagnac. Puisque vous m'y obligez, à mes risques et périls j'y resterai.

(Applaudissements à droite.)

M. Gambon. Vous avez le droit de parler librement à la tribune !

M. Paul de Cassagnac. J'ai dit à M. le président du conseil que, dans la guerre du Tonkin, il y a des choses — je ne répéterai pas le mot « inavouables », puisque je serais frappé par le règlement, mais je peux dire des choses « inavouées ». C'est une nuance. (On rit.)
Ces choses sont identiques à celles qui ont été révélées lors de l'affaire de Tunisie, que vous avez menée et dirigée, vous, monsieur Jules Ferry !

M. le président du - conseil. Précisez donc les faits !

M. Paul de Cassagnac. Les affaires sont les mêmes ; mais, dans l'affaire de Tunisie, je suis plus à mon aise, parce que j'ai été couvert par un arrêt de la cour d'assises de la Seine. Un journaliste. M. Henri Rochefort, qui a été déféré au jury, a révélé des choses particulièrement graves. (Exclamations diverses.)

M. le président du conseil. Expliquezvous ; dites quelles sont ces choses !

M. Paul de Cassagnac. Le journal avait dit très nettement que l'affaire de Tunisie n'était qu'un tripotage financier. Poursuivi par vous, il est arrivé devant le jury, et, là il a été acquitté.
Et il n'y a pas que lui qui se soit exprimé ainsi sur l'affaire de Tunisie. Un de mes collègues de la gauche — je suis obligé, dans la situation présente, de me placer sous sa protection — s'est exprimé dans les termes suivants : « L'expédition a eu pour point de départ un tripotage financier. Il s'est agi dans tout cela d'affaires de chemins de fer et autres négociations. Les opérations militaires ont été des opérations de Bourse, et les cadavres de nos soldats ont servi de marchepied à la fortune des compagnies. »

M. le président du conseil. On a répondu ce jour-là !

M. Paul de Cassagnac. Voilà ce qu'a dit un député de la gauche, M. Henry Maret, de l'expédition de Tunisie.Dans l'opinion publique, partout, la même chose est dite de l'expédition du Tonkin. Et s'il n'y a pas ici un tripotage financier, sous la forme de Crédit foncier ou de tout autre crédit, il y a des concessions de mines qui sont encore à la disposition des républicains qui les attendent. Voilà ce qui se passe !

M. le président du conseil. Prouvez-le ! Citez des faits ! Citez des noms !

M. Paul de Cassagnac. Nous avons le droit de faire la lumière !

M. Brierre. Monsieur le ministre, vous monterez à la tribune et vous répondrez.

M. Paul de Cassagnac. J'ai voulu m'expliquer, et on ne m'a pas laissé tout dire ; mais ce que j'en dis là suffira, je pense : c'est clair. (Approbation à droite. — Vives rumeurs et protestations à gauche et au centre.)

M, le président. Messieurs, il y a un instant, lorsque M. de Cassagnac s'est servi d'une de ces expressions dont les orateurs doivent toujours s'abstenir, je n'ai pas hésité à lui appliquer le règlement.
M. le président du conseil a immédiatement demadé qu'on s'expliquat à fond, et, à ce moment, M. de Cassagnac a cru, pendant un certain temps, que la liberté de la tribune était violée en sa personne.

M. Paul de Cassagnac. Ah ! oui !

M. le président. ...qu'il ne pouvait pas continuer ses explications. M. le président du conseil a semblé désirer que ces explications fussent poussées à fond.

M. le président du conseil. Oui, monsieur le président.

M. le président.... et il me semble que la Chambre doit comprendre qu'il y a en effet un grand intérêt à ce qu'il en soit ainsi.... (Oui ! oui ! — Très bien ! très bien !) afin que, si les accusations sont fausses, le débat sur ces accusations soit vidé une fois pour toutes.

(Vifs applaudissements au centre et à gauche.)

Je prie donc la Chambre de laisser aujourd'hui, dans l'intérêt supérieur que je viens d'indiquer. (Très bien ! très bien!) une liberté exceptionnelle à la tribune, à l'expression des sentiments, à la démonstration de preuves que l'orateur peut sans doute apporter à l'appui de ses dires. (Applaudissements prolongés à gauche et au centre.)

Plusieurs membres à droits. Monsieur le président, retirez alors le rappel à l'ordre !

M. Paul de Cassagnac. Messieurs, j'admire avec quelle unanimité vous applaudissez le président quand il m'applique le règlement, m'inflige un rappel à l'ordre avec inscription au procès-verbal; et j'admire avec quelle même unanimité vous l'applaudissez encore quand il vient, un instant après, vous affirmer qu'il faut me laisser dire tout ce que j'ai à vous dire.

voix diverses à gauche et au centre. C'est pour que vous donniez des preuves ! C'est pour que vous puissiez préciser !

M. Paul de Cassagnac. Il me semble qu'il serait peut-être utile de trouver; un peu moins de contradiction dans votre manière de faire. (Approbations à droite !) Et peut-être un peu aussi dans la manière de procéder du président. (Nouvelle approbation à droite. La conclusion logique de son raisonnement serait, il me semble, de retirer le rappel à l'ordre dont j'ai été l'objet. (Applaudissements à droite.)Il ne suffit pas de faire ici du sentimentalisme libéral, il ne suffit pas de faire des phrases., il faut des faits. Ou j'ai la liberté, ou je ne l'ai pas.

A gauche et au centre. Les preuves ! Les preuves ! — Donnez les preuves !

M. Paul de Cassagnac. Il sera trop commode - j'ai fini sur cet incident, il serait trop commode de me dire : vous avez la liberté de parler, la liberté entière la Chambre vous écoutera, vous entendra et cependant de maintenir les sévérités du règlement contre moi.(Très bien ! Très bien! À droite.)

M, le président. Je ne retirerai pas le rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal...

(Exclamations et rumeurs à droite.)

M. Ernest de La Rochette. Alors, rappelez a l'ordre le président du conseil !

M. le président... parce qu'il a été mérité, et, en même temps que je prie à la chambre de vouloir bien écouter l'orateur en silence dans la démonstration qu'il se propose d'apporter à la tribune, j'invite M. de Cassagnac à éviter des expressions qui ne sont pas tolérables, (Très bien ! très bien !) Que M. de Cassagnac apporte à la tribune un dossier, des pièces, des preuves, et la Chambre assurément me permettra de le laisser aller jusqu'au bout ; mais je ne lui permettrai pas de se servir d'expressions outrageantes qu'il est assez habile pour éviter, s'il le veut. (Applaudissements.)

M. Paul de Cassagnac. La conclusion de tout cela, messieurs, c'est que je dois me hâter de quitter ce terrain brûlant, où j'ai le droit de tout dire, à la condition de ne rien dire.
(Exclamations.) Messieurs, j'accepterai tout ce que vous voudrez, mais je n'accepterai jamais qu'on vienne ici, dans ma personne, se moquer du bon sens.
Si la liberté était complète pour moi, je pourrais en user, mais la liberté n'existe pas quand on me tient sous le coup des sévérités du règlement. (Applaudissements à droite), et quand on prend à l'avance la singulière précaution de m'inviter à m'abstenir de telles ou telles expressions qui pourraient me faire encourir de nouvelles sévérités.
(Très bien ! très bien ! à droite.— Bruyantes exclamations au centre et à gauche.)
Messieurs, soyons francs, mettons de la loyauté dans le débat. Encore une fois, on est libre ou on ne l'est pas.
Eh bien, vous voyez que je ne le suis pas.

A droite. Non ! non ! Vous ne l'êtes pas !

A gauche et au centre. Si! si!

M. Paul de Cassagnac. Eh bien, laissez-moi poursuivre mon discours comme je l'entendrai et comme il me plaira.

Au centre. Les preuves ! Les preuves !

M. Paul de Cassagnac. D'autant plus que, en ce qui concerne l'expédition du Tonkin, et en ce qui concerne l'expédition de Tunisie et leurs secrets mobiles, leurs mobiles réels, je vous en ai dit assez pour que vous me compreniez.

(Vives protestations au centre et à gauche.)

A droite. Oui ! oui ! — Très bien !

M. Paul de Cassagnac. Vraiment, messieurs, j'admire.

M. Charles Floquet. J'admire que vous ne donniez aucune preuve de vos allégations !

M. Paul de Cassagnac.... j'admire la sévérité avec laquelle j'ai été frappé tont à l'heure pour un mot qui n'était pourtant pas bien gros... (Exclamations au centre), après que j'avais entendu, un instant auparavant, M. le ministre des affaires étrangères qui, lui, doit avoir, ce me semble, le monopole des mots parlementaires, puisqu'il est à la tête de la diplomatie française, se servir, en désignant la politique que la droite pratique dans les couloirs ou dans les conversations, se servir de cette expression “politique interlope”

(Réclamations sur divers bancs.)

A droite. Oui 1 oui! — II l'a dit ! (Bruit.)

M. Joseph Fabre. On demande le dossier, les noms, les faits, monsieur de Casasgnac!

M. le président. N'interrompez pas, monsieur Joseph Fabre, et veuillez reprendre votre place.

M. Paul de Cassagnac. Cela pouvait paraître tout à fait extraordinaire à ceux qui se souvenaient d'une certaine dépêche de M. Challemel-Lacour. (Interruptions au centre et à gauche), et qui, en matière de politique interlope, avait trouvé un moyen bizarre. (Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs) ; il écrivait, je crois, à M. Gambetta — la dépêche a été publiée — qu'il fallait faire agir les femmes. Comme politique interlope, celle-là en est une, ou je ne m'y connais pas. (Rires et applaudissements à droite.)
Tout à l'heure, M. le ministre des affaires étrangères nous parlait du traité Bourée qui lui avait été arraché, disait-il, par M. Delafosse. Mais vous aviez un moyen bien simple d'éviter qu'il vous fût arraché, monsieur le ministre, c'était de le communiquer, comme on vous le demandait depuis longtemps.
Vous ne l'avez même pas communiqué en entier, aujourd'hui, à la Chambre: vous êtes venu en donner une analyse.

M. le ministre des affaires étrangères. C'est une complète erreur. J'ai lu le texte même du traité.

M. Paul de Cassagnac. Vous n'avez pas lu en entier le memorandum.

M. le ministre des affaires étrangères. Je l'ai lu entièrement, complètement, sans en omettre un mot. (Applaudissements et rires à gauche et au centre.)

M. Paul de Cassagnac. Je ne comprends pas votre étonnement; vous devriez plutôt comprendre le mien. Comment ! voilà un traité, c'est à dire un document diplomatique de la plus haute importance, qui n'a pas été publié, qui reste à la discrétion du ministre. Je peux bien supposer...

M. le ministre des affaires étrangères. Nous sommes des faussaires, c'est entendu !

M. Ernest de La Rochette. Ne répondez pas ! vous seriez rappelé à l'ordre encore une fois!

M. Paul de Cassagnac. Je ne répondrai pas, la réponse serait bien facile pourtant !
Du moment où le traité Bourée nous a été lu en entier, du moment où M. le ministre l'affirme, je n'ai pas à insister. Seulement ce que je ne comprends pas, c'est que ce traité Bourée ait été critiqué avec tant de véhémence par M. le ministre, alors qu'aujourd'hui même il sert de base à la politique de M. le ministre. Il a trouvé dans le traité Bourée la chose la plus importante pour nous, celle que nous souhaitons, qui est le desideratum de l'opinion publique en France, c'est-à-dire la bonne entente avec la Chine.
Que vous arriviez à vous tailler dans le Tonkin une ou deux provinces de plus ; que vous arriviez à prendre tout ou partie du fleuve Rouge; que vous arriviez à créer des comptoirs dans un pays nouveau, nous n'y voyons aucun inconvénient. (Exclamations au centre); mais ce que nous ne voulons pas, ce que la majorité de ce pays ne veut pas, c'est une guerre avec la Chine, ce sont des négociations avec la Chine faites du ton sur lequel elles sont faites depuis quelque temps... (Réclamations au centre et à gauche), c'est-à-dire sur un ton de provocation... (Nouvelles réclamations sur les mêmes bancs.)

M. le président du conseil. Quel langage !

M. Paul de Cassagnac... négociations qui nous mèneront fatalement à une rupture prochaine.
Nous avons déjà la guerre avec l'Annam -: M. le ministre des affaires étrangères nous l'a dit — ne nous mettez pas en état de guerre, avec la Chine !
Car enfin, nous sommes en état de guerre sans que le Parlement ait été consulté. (Très bien ! très bien! à droite.) sans que la Chambre des députés se soit prononcée et sans que le Sénat se soit prononcé !

Au centre. Les crédits ont été votés !

M. Paul de Cassagnac. Il est étrange de voir un ministre des affaires étrangères venir afficher à la tribune un pareil mépris de la Constitution républicaine. (Très bien! très bien ! à droite.) Vous n'avez pas le droit de faire la guerre sans consulter le Parlement, d'engager le pays, comme vous l'avez fait, d'engager à la fois son honneur, son argent et ses soldats sans le consulter 1 (Très bien! très bien ! à droite ) Je sais bien que vous avez des procédés qui se ressemblent, mais vous avez tort de les répéter ; vous faites aujourd'hui ce que vous avez fait pour l'expédition de Tunis, de sinistre mémoire. (Réclamations au centre et à gauche.) Et voyez combien il vous est facile d'engager une guerre sans consulter le Parlement Vous créez un petit incident diplomatique puis cet incident diplomatique sert à une escarmouche. (Nouvelles réclamations sur les mêmes bancs.) Après l'escarmouche, on envoie quelques hommes, en trop petit nombre, avec ce que vous appelez des crédits insuffisants; on le laisse enfermés dans une forteresse, comme à Hanoï; on sait le danger qu'ils courent...
(Protestations à gauche et au centre. - Approbation à droite), puisqu'on le dit du haut de tribune du Sénat ; et, une fois qu'ils sont morts, et morts par votre faute, par la faute du Gouvernement de la République. (Très bien très bien ! à droite), on ne craint pas de rejeter sur ces pauvres morts toutes les fautes, toutes les conséquences criminelles de la politique que vous avez menée, que vous avez conduite On vient dire à la tribune du Sénat : “Le commandant Rivière avait trop d'insouciance, » et à la tribune de la Chambre des députés: “ II avait trop d'ardeur; “ et un journal, qui représente l'opinion d'une grande partie de la majorité de cette Chambre, puisqu'il a eu pour directeur pendant quelque
temps notre honorable président, a été jusqu'à imprimer que, si le commandant Rivière était encore en vie, on serait obligé de le faire passer devant un conseil de guerre. (Interruptions diverses. — Bruit prolongé.)
Il est utile que je vous lise ces lignes.
Après avoir dit que « son imprudence et sa légèreté sont l'unique cause des désastres que nous avons subis” le journal ajoute : « Autant la France doit pleurer de voir ses artistes tomber comme Regnault dans les rangs des simples soldats et glorifier ces morts doublement douloureuses, autant elle doit se montrer sévère pour l'officier qui prend du temps qu'il doit tout entier à son pays, à ses devoirs, pour enrichir les éditeurs de romans et se tailler une petite gloriole d'écrivain fantaisiste dans les lambeaux du pavillon qu'il laisse déchirer. Ce malheureux n'est pas à plaindre ce qu'il avait de mieux à faire était de mourir. Nous aimons à penser pour 1ui qu'il a cherché à se faire tuer. Car nous ne voulons pas douter un instant que, s'il en était revenu, son ministre ne l'eût aussitôt traduit devant un conseil de guerre. “

A droite. C'est scandaleux ! C'est honteux!

M. Paul de Cassagnac. Voilà, messieurs en quels termes un journal républicain a osé parler de la mort héroïque du commandant Rivière, du commandant Rivière qui aurait pu se sauver, lui aussi, s'il avait fait comme bien d'autres pendant la défense nationale (Applaudissements à droite.)
Il s'est pour ainsi dire attelé à ses canons pour ne pas les laisser aux mains de l'ennemi, il est tombé la poitrine devant l'ennemi; et on l'eut fait passer, s'il fût revenu vivant de cette héroïque aventure, devant un conseil guerre ! (Mouvements divers.)
Messieurs, nous avons le droit, le devoir venir protester contre de pareilles insultes contre de pareils outrages. Nous ne pouvons pas admettre que les fautes commises par le Gouvernement, dans cette déplorable affaire de la Cochinchine, du Tonkin et de l'Annam soient rejetées au dernier moment sur le cadavre d'Henri Rivière. (Très bien ! très bien! à droite.)
Nous avons eu l'occasion une fois, à cet même tribune, de venir défendre contre les ministres de la République et contre la majorité républicaine les droits et les prérogatives de 1'armée de terre. (Interruptions à gauche et au centre), le jour où vous avez dépouillé les officiers de leur grade.

M. Ballue. Des princes !

M. Paul de Cassagnac... leur montrant ainsi que le premier souffle de passion politique qui passe peut faire tomber les épaulettes de leurs épaules. Nous les avons défendus, et aujourd'hui, c'est encore une bonne fortune pour nous de venir défendre la marine outragée et insultée par des républicains dans un de ses plus glorieux officiers. (Applaudissement à droite.)
Oui, j'ai dit que vous avez apporté à cette tribune un mot dangereux pour vous, monsieur le ministre des affaires étrangères. Vous êtes venu dire : Nous avons la guerre! La France l'a entendu — la France le retiendra - et nous pourrons répéter ce mot devant les électeurs prochainement. (Exclamations à gauche et au centre) sans que vous puissiez, comme vous l'avez osé à l'époque de l'expédition de Tunis, faire afficher, faire tambouriner partout qu'il n'y avait pas guerre, qu'on allait poursuivre ceux qui répandraient des bruits de guerre. Le pourrez vous cette fois-ci?
Vous ne pourrez pas, cette fois-ci, donner des instructions à vos préfets pour changer la vérité, pour annoncer ce qui n'est pas, et faire, comme autrefois, attendre le scrutin de ballottage pour venir dire à la face de la France, à qui on avait nié la guerre, qu'on envoyait plus de 25,000 hommes en Tunisie. (Très bien ! très bien à droite.) C'était un fait important pour nous : nous tenions à le relever et nous le relevons.
Et dans quelles conditions allez-vous le faire? Vous allez le faire en mêlant là-bas toutes les attributions, en décourageant à l'avance tous les dévouements et toutes les fidélités de l'armée de terre et de l'armée navale en appelant à la direction des affaires militaires un commissaire civil. Car enfin, qu'estce que c'est que ce commissaire civil qui doit être à la fois un organisateur, un administrateur et je ne sais quoi encore, cet administrateur civil qui doit remplir toutes les fonctions, traiter, d'une part, avec l'Annam, ramener la Chine et, d'autre part, conduire nos soldats ?
Qu'est-ce que c'est que ce commissaire, que cet homme que vous avez envoyé là-bas pour contrecarrer les pouvoirs d'un amiral et d'un général en chef?
Vous n'avez pas envoyé là-bas un député ou un sénateur. (Rires à gauche et au centre.) Je l'aurais compris à la rigueur, pour bien des raisons : d'abord, parce que, vous qui riez, messieurs de la majorité, vous auriez trouvé là une nouvelle occasion de cumuler des fonctions lucratives. (Rires à droite.)

M. Saint-Romme. Nous sommes adversaires du cumul!

M. Paul de Cassagnac... et ensuite vous auriez trouvé le moyen de continuer cette lointaine et triste parodie de la Convention envoyant un délégué pour marcher avec nos troupes au-devant de l'ennemi. J'aurais compris cela; le spectacle eût été complet.
Mais ce que je ne comprends pas, c'est que, quand il faut un administrateur, un diplomate, un général en chef, vous envoyiez un médecin. (Rires approbatifs à droite.) Et un médecin de quelle classe?

M. Henri Villain. Vous auriez préféré un évêque ?

M. Paul de Cassagnac. Non, monsieur Villain; mais M. Gambetta aurait peut-être préféré y envoyer un vétérinaire, et cette Chambre l'eut peut-être accepté, celui-là seulement, je ne dirai pas pourquoi, et pour cause!
On a envoyé un médecin, qui, sur l'annuaire ne figure que comme médecin de seconde classe, c'est-à-dire avec le grade de lieutenant, car, je le répète, son grade équivaut au grade de lieutenant.
Comme commissaire civil, il est muni de pouvoirs supérieurs à ceux d'un général ou d'un amiral Oui, vous envoyez là-bas un médecin, ayant seulement le grade de lieutenant ! Que voulez-vous que notre armée fasse? Que voulez-vous que notre marine fasse ? Comment voulez-vous qu'elle ait encore, soit sa liberté d'action, soit le sentiment qu'elle abandonne si difficilement - et j'espère qu'elle ne l'abandonnera pas même dans cette circonstance — le sentiment de sa dignité? Je prétends que le jour où vous avez créé un commissaire civil pour diriger les opérations militaires — car ce sont des opérations militaires, il s'agit d'une conquête, d'un territoire à prendre, d'un pays à soumettre, et vous y envoyez un commissaire civil ! — je prétends que, ce jour-là vous avez infligé à l'armée française, qui a reçu quelquefois de la part des passions républicaines des atteintes bien dures pour sa dignité, une humiliation comme elle n'en avait jamais reçu qui pût l'outrager à ce point.

(Très bien ! très bien ! à droite. — Bruit et interruptions à gauche.)

M. Charles Floquet. Et Napoléon?

M. Paul de Cassagnac. Il n'eut jamais fait d'un médecin de deuxième classe un commissaire civil.

M. Charles Floquet. Quel général était il? Il s'est nommé lui-même général en chef, et on a été obligé de le destituer devant l'ennemi.

M. Paul de Cassagnac. Je n'ai pas entendu.

M. Charles Floquet. Napoléon III s'est nommé général en chef, et on a été obligé solennellement de le destituer devant l'ennemi.

M. Paul de Cassagnac. J'avais entendu Napoléon 1er, c'est à ce propos que je répondais; M. Floquet me parle de Napoléon III, il me dit qu'on a été obligé de le destituer devant l'ennemi.

M. Charles Floquet. Parfaitement.

M. Paul de Cassagnac. Cela prouve une chose, c'est qu'il y est allé, tandis que vous, vous n'y êtes pas allé. (Applaudissements à vous droite. — Protestations à gauche et au centre.)

M. Charles Floquet. Monsieur de Cassagnac, j'ai été devant l'ennemi plus près que vous. (Nouveaux applaudissements à gauche et au centre.)

M. Paul de Cassagnac. Plus près que moi, c'est difficile ; je n'avais pas une muraille de fortifications pour me protéger contre les Prussiens à la bataille de Sedan.

M. Charles Floquet. J'ai passé les murailles des fortifications. Je ne m'en suis pas vanté aussi souvent que vous, voilà la différence. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

M. Paul de Cassagnac. Je n'avais pas, monsieur Floquet, à me vanter d'avoir fait simplement mon devoir. Je trouve qu'être allé, en 1870, devant l'ennemi était le devoir de tous; je ne crois pas en avoir tiré dans aucune circonstance un sentiment quelconque de vanité, et je ne comprends pas pourquoi vous venez me dire en ce moment que j'ai trouvé de la gloire à accomplir ce qui n'était qu'un devoir bien simple et bien modeste.

M. Charles Floquet, J'ai répondu à votre assertion.

M. Paul de Cassagnac. Et moi à la vôtre !
C'est une conquête que vous voulez faire; et en cela vous avez changé de langage, monsieur le ministre des affaires étrangères, depuis que vous vous êtes expliqué une première fois devant la Chambre et une seconde fois devant le Sénat. Alors, de quoi s'agissait-il ?
Il s'agissait purement et simplement d'un protectorat. A cette époque, votre ambition n'allait pas plus loin.
Vous vouliez un protectorat sur l'Annam en général, et applicable en particulier au Tonkin.
Vous vous êtes heurté contre les prétentions de la Chine, qui a refusé d'abandonner ses droits de suzeraineté. (Interruptions au centre et à gauche).

Plusieurs membres Donnez les preuves !

M. Paul de Cassagnac. Je ne comprends pas très bien ce que voulez en m'interrompant ainsi, messieurs ; si vous êtes pressés d'aller dîner, dites-le. (Très bien! très bien ! à droite.) Si vous ne voulez pas m'entendre, dites-le : je n'ai pas la prétention de lutter à moi tout seul contre 400 hommes.
D'ailleurs, je remarque que, chaque fois qu'il s'élève un débat un peu vif entre la majorité et moi, il se manifeste beaucoup plus d'hostilité chez ceux qui ne montent jamais à cette tribune que chez ceux qui ont ce périlleux honneur. En général, je n'ai dans la Chambre, pour me protéger, que ceux qui travaillent et qui parlent; et, j'ai contre moi les muets, qui ne trouvent de paroles que pour me dire : Des preuves ! et qui gardent le plus complet silence, quand il s'agit de me soustraire aux pénalités du règlement qui m'empêchent de les fournir. Vous avouerez que la discussion n'est pas très commode en présence de ces interruptions.

A droite. C'est vrai ! c'est vrai ! - Très bien ! très bien !

M. Paul de Cassagnac. Du reste, je vais me hâter.
Je disais que nous nous trouvions en face d'une conquête pure et simple. Il est vrai que vous nous avez dit que cette conquête ne serait qu'une conquête très limitée, que ce serait une conquête qui serait bornée à un espace de terrain que vous avez désigné et indiqué sur la carte elle-même.
Mais il y a une chose que vous n'avez pas dite, monsieur le ministre, et qu'il serait bon que l'on sût ; vous nous avez dit que de l'endroit où vous arrêtiez notre possession sur une ligne imaginaire, c'est-à-dire au confluent, je crois, du fleuve Rouge et du fleuve Vert, il y a entre cet endroit et la frontière de la Chine quelque chose comme cent lieues, et pourtant vous vous êtes engagé ici à faire protéger les frontières de la Chine. Comment, si vous êtes à cent lieues de cette frontière, la ferez vous protéger ? S'il y a cent lieues entre le dernier point occupé par nous au nord du Tonkin et la frontière sud de la Chine, comment arriverez-vous à pouvoir installer un commerce et un négoce quelconques entre la Chine et le Tonkin?
Il y a entre les frontières de la Chine et les frontières qui seront les frontières de la France toute une zone neutre qui pourra être occupée soit par des pirates, soit par des bandits, soit par des populations errantes et vagabondes, dont vous ne serez pas les maîtres et vous serez condamné peu à peu, plus rapidement, je ne dirai pas que vous ne voulez, mais que vous ne le dites à cette tribune, vous serez condamnés à prendre le Tonkin tout entier et l'Annam tout entier.
Voilà ce qui vous est réservé.
Mais qu'il s'agisse de Madagascar, du Congo et du Tonkin, afin de ménager l'estomac du Parlement, vous ne lui apportez que par petits morceaux ce que vous voulez lui faire absorber à l'heure qu'il est, une petite province; demain, ce sera deux provinces; dans quelques Jours, nous aurons l'Annam tout entier sur les bras, avec la Chine en perspective !
C'est ce à quoi j'essaie de m'opposer pendant qu'il en est temps encore.
Voilà comment vous arrivez à augmenter encore et inutilement les colonies françaises, ces malheureuses colonies, qu'elles soient en Amerique ou en Afrique, et que vous ne pouvez pas arriver à faire prospérer, à faire donner l'ombre d'un produit.
Sous la République, les colonies francaises sont toutes perdues sans exception. L'Algérie, au bout de cinquante-trois ans de conquête, est obligée, pour n'être pas ruinée, de recourir à vous et vous êtes forcés de lui donner 50 millions pour exproprier les Arabes des terres qui leur appartiennent.

M. Letellier. La seule ruine que l'Algérie ait eue, c'est celle qu'elle doit à l'empire ! Si vous aviez lu le rapport vous sauriez dans quelles conditions les 50 millions sont demandés.

M. Paul de Cassagnac. La même chose se passe soit à la Guadeloupe, soit à la Martinique. Vous n'avez produit qu'un résultat dans les colonies françaises depuis que la Republique les administre pour leur malheur : vous y avez déchainé les passions, vous y ayez organisé la guerre de races.

M. Deproge. Ce n'est pas la République qui a jamais élevé des questions de races; c'est elle qui veut les faire disparaître partout.

M. Paul de Cassagnac. Vous avez perdu les colonies en y introduisant la politique, à tel point qu'à l'heure qu'il est c'est la race blanche, c'est la race qui a colonisé ces colonies dont M. Granet a fait le magnifique éloge tout à l'heure en rappelant l'époque heureuse où elles furent fondées, c'est la race blanche, cette magnifique et héroïque race créole, qui est l'esclave de la raoe noire.
Je comprends qu'on donne la liberté à la race noire, mais non pour la remplacer dans la servitude par la race blanche. (Bruit).
Voilà ce qui se passe dans les colonies françaises, et particulièrement à la Martinique, où je connais de notables habitants qui sont obligés de s'exiler, d'aller vivre à l'étranger, ne pouvant être protégés par le Gouvernement de la France contre les haines de races. (Très bien ! très bien! à droite ) Eh bien, dans un moment où nous n'avons que trop de colonies, alors que ces colonies sont ruinées par votre propre faute, par votre propre politique, quelle nécessité d'avoir des colonies nouvelles ? Sous quel prétexte allez vous dire à la France qu'il lui faut de nouvelles colonies?
Au lieu de vous lancer à courir après des colonies nouvelles agrémentées de prétendus gisements d'or que vous ne connaissez pas, ne les ayant pas vus, et de prétendues mines de houille dont vous ignorez l'existence, quoique vous les proclamiez et que vous les indiquiez sur vos cartes fantaisistes, pour que l'opinion publique vous accompagne dans cette aventure lointaine, la France vous dira de ne pas regarder si loin : si vous avez de l'argent, des efforts, une intelligence pratique quelconque à mettre au service de la patrie, ne jetez pas les yeux si loin : c'est en France qu'il faut regarder, c'est la misère qui est en France qu'il faut soulager. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Et alors vous n'en seriez pas réduits, quand l'agriculture n'en peut plus... (Exclamations à gauche et au centre. — Applaudissements à droite), quand vous avez manqué à tous vos programmes en ne lui accordant aucune des libertés pratiques, aucun des secours que vous lui aviez si souvent promis, à inventer un ordre pational, dites-vous, un ordre ridicule, et à essayer, avec une médaille et un bout de ruban vert, de faire oublier aux agriculteurs qu'ils meurent de faim. (Applaudissements à droite. )
Messieurs, je ne veux pas abuser de la bienveillance hostile que vous m'avez témoignée aujourd'hui. (Rires à droite), je ne veux pas abuser davantage de votre tolérance pleine de sévérité. (Nouveaux rires à droite.) Je pourrais, si vous le désiriez, continuer dans le même ordre d'idées, et j'en aurais encore long à vous dire ; je n'en ferai rien.
Je vous ai dit une partie des choses que j'avais à dire; j'ai été obligé d'en garder beaucoup d'autres pour moi, grâce à votre intolérance. Vous ne m'avez laissé qu'une liberté très restreinte. (Protestations à gauche); j'en ai usé tout juste pour qu'il fût établi une fois de plus que, malgré vos efforts, malgré votre intolérance ordinaire, vous n'arriverez jamais à faire taire la voix de la minorité.
(Applaudissements à droite. — Bruit.) Je suis venu ici pour remplir un devoir de conscience, un devoir absolu ; je l'ai fait et je n'ai plus qu'une chose à ajouter : c'est que, chaque fois qu'on essaiera encore de présenter à la France, sous le nom d'une expédition lointaine où notre honneur serait engagé, des affaires dans lesquelles il ne peut y avoir que l'assouvissement des appétits républicains, vous nous trouverez toujours là pour protester !

(Rumeurs à gauche et au centre. — Vifs applaudissements à droite. — L'orateur reçoit les félicitations de ses amis.)

A gauche. Les preuves ! les preuves !

M. le président. La parole est à M. le président du conseil. Mais avant qu'il la prenne...

A droite. Encore !

M. le président. Oui, encore ! Je crois devoir défendre la Chambre contre le reproche d'intolérance qui vient de lui être adressé, Elle a poussé, dans l'intérêt d'une démonstration qu'elle attendait, la tolérance jusqu'à des limites extrêmes.

(Exclamations à droite. — Vifs applaudissements à gauche et au centre.)

M. Paul de Cassagnac. Ce n'est pas comme un président que vous parlez en ce moment ; c'est comme un sectaire ! (Vives rumeurs à gauche.) Descendez à la tribune, et je vous répondrai !

M. le président. Ces limites, je n'ai pu les étendre jusqu'où je l'ai fait que parce que la Chambre m'y avait autorisé.

A droite. C'est un discours que vous faites là!

M. le président... et c'est ainsi que j'ai pu laisser passer des expressions que certainement la Chambre a remarquées et soulignées, et que j'aurais dû réprimer. (Très bien ! très bien !)

M. Paul de Cassagnac. Mais vous n'avez pas le droit d'abuser de l'immunité présidentielle t Vous êtes là pour m'exécuter, et non pas pour me répondre ! (Bruit.)

M. Ernest de La Rochette. Il n'y a plus de règlement !

M. le président. La parole est à M. le président du conseil.

M. Jules Ferry, président du conseil, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts. Messieurs, je me ferais reproche, en continuant ce débat, dans lequel me semble en péril de sombrer la dignité du régime parlementaire. (Très bien ! très bien! à gauche et au centre) de donner des aliments nouveaux à une discussion qui s'en tient à l'outrage pour tout argument.

(Applaudissements.)

M. Paul de Cassagnac. Vous laissez passer ces mots-là, monsieur le président ? Je vous préviens que je vais répondre sur le même ton. (Très bien ! très bien ! à droite.)
On n'a pas le droit de parler d'outrage. Si M. le président me laisse insulter, je me ferai justice. (Bruit à gauche.)

M. le président du conseil. Je viens seulement ici constater un fait, et cette constatation est nécessaire pour cette Chambre, pour le pays, pour les honnêtes gens de tous les partis. (Très bien! très bien ! et vifs applaudissements à gauche et au centre.)

M. Paul de Cassagnac. Qu'est-ce que vous avez voulu dire là ?...

M. le président du conseil. Vous allez le savoir.

M. Paul de Cassagnac. Je veux une explication ! (Rumeurs à gauche et au centre.)

M. le président du conseil. M. de Cassagnac a apporté ici des accusations abominables.

M. Paul de Cassagnac. Prenez garde ... (Oh! oh!)

M. Ernest de La Rochette. On ne nous protège pas !

M. le président. Comment! mais c'est une agression constante de votre part.

M. le président du conseil. M. de Cassagnac a apporté ici contre le Gouvernement des accusations odieuses, abominables ; il n'en est pas de plus cruelles pour un Gouvernement. Il a parlé de mobiles inavouables, de tripotages de Bourse, de concessions de mines.

M. Paul de Cassagnac. Oui !

M. le président du conseil. L'Assemblée s'est levée tout entière et lui a dit : Citez des noms ! (Vifs applaudissements à gauche et au centre, auxquels répondent de vives protestations à droite.)

M. de Cassagnac n'a nommé personne ! L'Assemblée lui a crié : Précisez ! et M. de Cassagnac n'a rien précisé ! (Nouveaux applaudissements.)

Voix nombreuses. C'est très vrai ! Il n'a pas donné de preuves !

M. le comte de Lanjuinais On avait eu soin de lui fermer la bouche !

M. le président du conseil. Il lui a été accordé la liberté la plus illimitée d'accusation et d'explication; il n'en a pas usé. Il s'est dérobé ! Je prends acte de cette conduite.

(Vifs applaudissements.)

M. Paul de Cassagnac. Je ne veux pas être insulté plus longtemps par cet homme !
A droite. Très bien ! très bien

M. Paul de Cassagnac, quittant son banc. Et je sors de la salle sur ce mot : Il est pour moi le dernier... (Vives protestations et rumeurs sur un grand nombre de bancs. Agitation prolongée.)

M. le président. Je ne permettrai pas que les rôles soient renversés. (Très bien! très bien !) Le Gouvernement a été insulté de toutes les façons ; il vient de l'être de la manière la plus grave.
Je propose contre M. Paul de Cassagnac la censure avec exclusion temporaire.

(Applaudissements prolongés à gauche et au centre.) Je mets aux voix la censure avec exclusion temporaire.

(La censure avec exclusion temporaire, mise aux voix, est prononcée.)

M. le président. Je mets aux voix la clôture de la discussion.
(La clôture est mise aux voix et prononcée.)

M. le président. J'ai reçu de M. Delafosse l'ordre du jour motivé suivant :
« La Chambre,
« Considérant que les explications fournies par M. le ministre des affaires étrangères ne l'ont suffisamment ni éclairée sur la politique du Gouvernement, ni rassurée sur ses conséquences ;
Que, d'ailleurs, aux termes de la Constitution, la guerre ne peut être engagée sans la sanction préalable du Parlement ;
Lui refuse son approbation et passe à l'ordre du jour.

MM. Duclaud, Spuller. E. Loubet, Sarlat, Richard, Marrot, Alcide Dusolier ont présenté un ordre du jour ainsi conçu :«
« La Chambre, après avoir entendu les explications du Gouvernement, confiante dans sa politique ferme et prudente, passe à l'ordre du jour. (Marques d'approbation à gauche et au centre.)
M. Blancsubé a déposé un autre ordre du jour.
Plusieurs membres à gauche. Retirez-le, monsieur Blancsubé !
M. le président. qui est ainsi conçu :«
« La Chambre, confiante dans la fermeté et la prudence du Gouvernement pour maintenir à l'intervention de la France au Tonkin le caractère prévu par le projet du Gouvernement lors de la présentation de la loi du 26 avril 1883 et pour sauvegarder, en ne les désunissant pas, les intérêts français en Indo-Chine, passe à l'ordre du jour. »

(Bruit.)

Plusieurs membres à gauche. Nous demandons la priorité pour l'ordre du jour de M. Duclaud.

Sur un grand nombre de bancs à gauche et au centre, Oui ! oui ! — Appuyé !

M. le président. Il n'y a pas d'opposition?

(Non ! non !) Je vais mettre aux voix cet ordre du jour.

Il y a trois demandes de scrutin public, qui sont signées : La 1ere, de MM. Delafosse, Georges Brame, Rauline, Dur fort de Civrac, Pieyre, de Kermenguy. de la Rochette, de Guilloutet, vicomte Desson de Saint-Aignan, de Mun,Paul Leroux, comte Le Gonidec de Traissan, Barrette, vicomte de Bélizd ; La 2e, de MM. Gomot, Sadi Carnot, Jametel, Guoud, Henry Liouville, Loubet, Bastid, Siihol, Gabriel Compayré, etc. ;
La 3e, de MM. Daclaud, Bavoux, Loubet, Marrot, Loustalot, Galpin, Alcide Dusolier, Papon, Arnoult, Gueguen, Rousseau, Cornudet, etc.
Il va être procédé au scrutin.
(Le scrutin est ouvert et les votes sont recuellis. - MM. les secrétaires en opèrent le dépouillement).
M. le président. Voici, messieurs, le résultat du dépouillement du scrutin public sur l'ordre du jour présenté par MM. Daclaud, Spuller, Loubet, Sarlat, Richard, Marrot, Alcide Dusolier.
Nombre des votants. 440 Majorité absolue 221 Pour l'adoption. 362 Contre. 78
La Chambre des députés a adopté.